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L’objet petit a

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Ce n’est pas un objet mais un ob-jet, un jaillissement. Il n’est pas petit, mais bref parce qu’il relève du temps, et non de l’espace. L’« a » désigne le commencement : le là, le dasein, toujours déjà là avec sa puissance de privation. Il s’agit donc du jaillissement, particulièrement bref, de notre commencement, à entendre coextensivement comme « du comme on se ment », du comme on s’illusionne, comme on s’hallucine. C’est ce que nous devons tenir en mémoire lorsque nous prononçons les mots « objet petit a », faute de quoi nous le faisons sombrer dans des métonymies tragi-comiques.

L’a privatif est d’origine grecque. Il indique la séparation agnoia, l’ignorance, apathie, l’absence de force, alogique, déraisonnable. Il passe au latin pour former des mots négatifs, spécialement dans le vocabulaire des sciences, amoral, apolitique, apesanteur, azote, etc. Le « a » latin, ad, exprime le mouvement vers, la direction.

« Il y a tout dans le Droit. Faites du Droit au lieu de vous en tenir à la psychanalyse », conseillait récemment quelqu’un, non sans raison, peut-être. Sauf, que nous devons préciser – comme nous pouvons le faire grâce au borroméen – que le Droit (ainsi que les maths, et la philosophie) est science de l’esprit (S) tandis que la psychanalyse est science de l’inconscient (R). Lorsqu’elles emploient des termes identiques à ceux de la psychanalyse, les sciences de l’esprit ne le font pas dans le même sens. Ainsi par des effets de métonymie les domaines de l’esprit et de l’inconscient sont le plus souvent malheureusement confondus. De fait, on ne pratique la métonymie que pour escroquer son voisin, (« C’est vraiment une affaire ! », nous dit le vendeur, mais il ne dit pas si l’affaire est pour nous ou pour lui…), ou bien, on pratique la métonymie par distraction ou par faiblesse de l’esprit. Ce qui peut toujours nous arriver, comme à n’importe qui. Le comble étant qu’on arrive parfaitement à s’escroquer soi-même, tant est puissante la force de notre désir… inconscient.

L’objet a est « l’objet cause du désir ». Quand c’est Lacan qui le dit, nous savons bien qu’il s’agit d’une ellipse qui sous entend l’objet « inconscient » cause du désir « inconscient », ou, de cet objet inconscient qu’appelle le désir inconscient. C’est le daïmon d’une étoile causante. Quand c’est un autre qui répète : « l’objet a est l’objet cause du désir », il prête inévitablement par effet de métonymie à une confusion regrettable entre les désirs du corps, ceux de l’esprit et ceux de l’inconscient. Ce qui aboutit à une certaine débilité. Comme le disait Nerval : « le premier qui a comparé une femme à une fleur était un poète, le deuxième un imbécile ».

C’est la souffrance qui nous fait cogiter. Les causes de la souffrance relèvent du désir. Et la cause du désir est l’objet petit a.

C’est le 9 février 1972 que Lacan introduit le nœud borroméen en psychanalyse (« Ou pire »). C’est en 1974, avec le séminaire RSI, que l’objet a est présenté de façon totalement renouvelée par rapport aux précédents séminaires sans toutefois les contredire. L’objet a sera le triskel par lequel les trois registres de la subjectivité tiennent ensemble de manière consistante. À partir de ce séminaire, RSI, l’objet a rendra compte de la condition du sujet inconscient.

L’objet a ne se « voit » pas. Il est « inspécularisable pour les yeux ordinaires ». L’objet a est « une absence entre visible et invisible », comme l’explique Merleau-Ponty.

L’objet a, nous devons l’aborder comme l’épicentre du séisme que Lacan introduit dans le monde psychanalytique, véritable coup de pied dans la fourmilière des psys, des astrologues, des voyants, et autres « voleurs de feu ».

Retenons donc tout d’abord que « l’objet a est l’objet même de la psychanalyse » (Écrits, p.9), que « l’objet a est l’enjeu même de l’acte psychanalytique », que, tel le « rien », « l’objet a est le pivot dont se déroule chaque tour de phrase, en sa métonymie », de son énoncé à son énonciation.

Ne sont psychanalystes que ceux qui, en toute rigueur, prennent l’objet a au sérieux en tant que parole du désir. Heureusement, une théorie n’a nul besoin d’être éclairée pour opérer. Heureusement, car sinon beaucoup de psychanalystes s’apercevraient qu’ils ne le sont pas. De toute façon, heureusement, d’une manière ou d’une autre, qu’ils le sachent ou non, c’est l’objet « a » qu’ils analysent.

Nombre d’or

L’objet « a » a pour support le nombre d’or, dit Lacan. Mais qu’est-ce qu’un nombre dans l’inconscient ? Ici, dans l’inconscient, le concept de nombre est pris comme une qualité, et non pas en tant que quantité ainsi qu’à l’ordinaire dans la réalité consciente. L’objet a est identifié au nombre d’or parce que celui-ci renvoie à l’incommensurable, l’expression chiffrée (Séminaire XIV). L’objet a est donc égal à 1,618. Mais comme dans l’inconscient un est égal à zéro, l’objet a est exactement 0,618.

Que racontent ces nombres ? Nous verrons. Étonnons-nous d’abord de ce bizarre signe algébrique qu’est l’objet a, parce que sa visée ne consiste qu’à « engager des constructions et à suggérer des recherches » (1972, Congrès d’Aix-en-Provence). Naturellement, la mathématique de Lacan n’est pas celle des mathématiciens. Déjà Kant soutenait que la psychologie, qui se déroule dans le temps, et non dans l’espace, ne se prête pas à la validation mathématique. Mais Lacan va bien au-delà de cette observation : les mathématiques et la logique de Lacan n’utilisent pas les principes d’identité, de non-contradiction, et de tiers exclu, ce qui est absolument inconcevable pour les sciences de l’esprit pour lesquelles il n’y a que néant hors du principe d’identité : « L’être est, le non-être n’est pas ». Pourtant, aujourd’hui on sait inverser la proposition de Parménide. Et il y a un avantage à partir du néant, c’est qu’on peut tout inventer !

Karl Popper, en définissant la scientificité d’une science par sa réfutabilité, pose le principe d’identité comme fondamental à toute opération de l’esprit. Donc la psychanalyse ne serait pas une science, selon cette définition, puisque son objet, l’inconscient, ne connaissant pas le principe de non-contradiction, ne serait pas réfutable. Il est irréfutable.

Cependant Lacan va montrer avec le borroméen qu’il peut y avoir une cohérence de l’incohérence qui relève de l’objet a.

Comme l’objet a ne se supporte que du nombre d’or – cette si élégante découverte des Grecs du VIIème siècle – nous pouvons le figurer par l’étoile à cinq branches, symbole le plus commun dans toutes les traditions de ce que peut être une « source de lumière ». Ici, l’étoile représenterait « la lumière de l’inconscient », la lumière du néant. C’était déjà pour Pythagore la quinte essence, ce qu’il y a de plus parfait à connaître. C’était le symbole de la santé chez les Grecs. Ils voyaient dans l’harmonie de l’étoile à cinq branches le corps parfait d’Aphrodite. En tout cas A, B et C [voir dessin n° 1] forment une section dorée ; BC sur AB est dans la même proportion que AB sur AC. De même que AC/CD = Phi.

On compte dans l’étoile, avec le pentagone qu’elle forme, 25 triangles d’or et 20 sections d’or. On trouvera une littérature abondante sur la symbolique de l’étoile et du nombre d’or.

Dans l’étoile à cinq branches, les Anciens voyaient Aphrodite, la déesse de la beauté et de l’amour. Qu’est-ce qu’elle dit Aphrodite ? Elle dit, selon le borroméen, des mots d’amour, selon la formule de Lacan : je te demande (R), (premier verbe), de refuser (S), de nier (deuxième verbe), ce que je te donne (I) (le corps, le sexe), parce que ce n’est pas ça, ce n’est pas ç’« a », ce n’est pas cette étoile qu’est la partie génitale de la femme avec ses cinq formes fondamentales, communes à la nature selon toutes les traditions : le croissant (les grandes lèvres), le triangle (le clitoris), le carré (les petites lèvres), le rond du tour vaginal, et le trou lui-même impossible à saisir autrement que dans le fantasme, parce que « la femme n’existe pas ».

Reste que l’objet petit a est la plus bizarre des étoiles : elle prend la forme de l’incomplétude sans jamais la remplir. C’est une étoile perdue, une étoile morte, une étoile qui n’a jamais existé. « Si j’ai inventé l’objet a », dit Lacan à sa conférence de Louvain, « c’est que c’était écrit dans “Deuil et Mélancolie” ». Freud souligne : « l’affect de la mélancolie est comparable à celui du deuil, ce qui laisse supposer une perte, perte ici dans le domaine des besoins instinctuels ». Ainsi le chante Gérard de Nerval dans « Le Desdichado » :

Je suis le Ténébreux, le Veuf, l’Inconsolé,
Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie,
Ma seule étoile est morte et mon luth constellé
porte le soleil noir de la mélancolie.