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« Le malheur merveilleux » : La souffrance à l’œuvre

« Le malheur merveilleux » : La souffrance à l’œuvre

Par Véronique Elfakir

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Pour aborder cette question de la souffrance écrite, celle qui fait « œuvre », je voudrais partir de cette affirmation un peu provocante de Marguerite Duras « seuls les fous écrivent complètement. »1

Pour Marguerite Duras ce « malheur merveilleux » d’écrire comme elle dit est une sorte de mise à disposition totale vers un dehors dans une sorte de processus de dépersonnalisation qui pour elle s’apparente à la folie. Elle écrit, ainsi, dans un entretien : « c’est sans doute l’état que j’essaie de rejoindre quand j’écris : un état d’écoute extrêmement intense, voyez, mais de l’extérieur […] quand j’écris, j’ai le sentiment d’être dans l’extrême déconcentration, je ne me possède plus du tout, je suis moi-même une passoire, j’ai la tête trouée […] être à soi-même son propre objet de folie et ne pas en devenir fou, ça pourrait être ça, le malheur merveilleux . »2

Dans ce qu’elle nomme « la chambre noire » de l’écrit, ce qui indique bien qu’il s’agit ici d’un savoir insu, qui la dépasse, l’écrivain travaille ainsi à partir de sa propre « ombre interne » , ce reste de jouissance indéchiffrable qu’il ne peut espérer traduire mais seulement convertir dans ce qu’elle appelle les régions claires de l’écriture, où à l’image de ce poème perdu dont elle parle dans Emilie L., il s’agit simplement de percevoir « la dernière différence au centre des significations. »3

1 M. Duras, X. Gauthier, Les parleuses, Paris, Minuit, 1974, p. 50.

2 M. Duras, M. Porte, Les lieux de Marguerite Duras, Paris, Minuit, 1987,

p. 99.

3 M. Duras, Emily L., Paris, Minuit, 1987, p. 85.

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Cette métaphore énigmatique nous indique peut-être que le processus créatif se situe à ce carrefour entre le symbolique, l’imaginaire et le Réel catégorisé par Lacan. Si le symbolique est ce qui sépare et distingue par le biais du signifiant qui n’a de valeur, comme on le sait, que différentielle.

Un signifiant renvoie toujours à un autre signifiant (et c’est peut-être d’ailleurs ce qu’évoque Duras, à sa façon, quand elle parle de « cette ultime différence au centre des significations »). Le Réel, quant à lui, est l’indistinct ou l’indifférencié en tant que tel. Il est de ce fait à distinguer de ce plan de la réalité auquel nous n’avons accès qu’à travers le filtre de l’imaginaire qui nous permet de le représenter.

Aucun signifiant ne peut répondre pleinement de ce Réel qui nous échappe car il représente l’indicible du sujet, ce qui lui est insupportable à rencontrer tout en constituant ce sur quoi il ne cesse de buter (la mort, le hors sens, par exemple). L’œuvre se situe au carrefour de ces trois dimensions qu’elle vient parfois nouer. Car, pour créer, il faut qu’il y ait une privation ou un trou dans le Réel. L’œuvre présentifie ce vide, tout en dressant en fait un rempart imaginaire contre l’insoutenable de cette absence ou de ce manque qui est toutefois constitutif de la parole et du désir humain. La Chose ou la jouissance, en elle-même, ne pouvant être symbolisée puisqu’elle est perdue depuis toujours, elle sera toujours représentée par autre chose, c’est-à-dire par une métaphore qui renvoie à cet impossible à dire. C’est à ce vide, cet impossible, que va répondre la représentation qui, à la fois, voile et dévoile cette béance.

Car aucun signifiant ne peut répondre pleinement de ce Réel qui nous échappe. Le Réel, selon Lacan, « c’est l’impossible ». C’est pourquoi il n’y a jamais de vérité ultime et pourquoi la réalité, telle que nous

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l’abordons par le biais du langage, a en elle-même la structure d’une fiction.

L’art, en tant qu’il dépasse la simple visée utilitaire des objets, pointe un ailleurs qui répond au vide de la Chose. Le signifiant engendre ce vide par son inadéquation avec la Chose représentée. Un mot n’est jamais équivalent à une chose, ou à la chose elle-même. Un objet peint ou un objet décrit est toujours un objet perdu. En cela, la sublimation a rapport avec la Chose, c’est-à-dire avec une jouissance hors signifiants. L’art, précise Lacan, a pour fonction de recouvrir « ce redoutable inconnu au-delà de la ligne », à l’extrême bordure du Réel. Parce qu’il n’y a que des réponses leurrantes, partielles, à la question de la jouissance, l’artiste, dans sa quête de beauté, cherche à atteindre une vérité qui toujours se dérobe sous ses pas. Savoir teinté de nostalgie dont elle évoque l’impossible, la beauté nous laisse souvent sans mots : au bord du gouffre qu’elle incarne au lieu de l’indicible.

Elle voile et dévoile tout à la fois l’horreur d’un Réel insoutenable, de ce vrai « qui n’est pas toujours joli à voir », comme le dit Lacan, car s’y indique le passage de la mort et de la perte en ce point de bascule où le signifiant marque sa différence avec l’objet représenté et libère de l’inconnu. Ainsi, il écrit, dans L’éthique de la psychanalyse : « C’est évidemment parce que le vrai n’est pas bien joli à voir que le beau en est sinon la splendeur, tout au moins la couverture. »4 La beauté est en quelque sorte la couverture de cet impossible à représenter qu’est le Réel. Elle le voile et dévoile en même temps. C’est là toute l’ambiguïté de cette question de l’art.

Pour Marguerite Duras, il semble que seule l’écriture en venant nouer ces trois éléments du symbolique, du réel et de l’imaginaire (ce que Lacan a désigné sous le terme de suppléance ou de nœud borroméen), l’ait

4 J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 155.

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sauvée de cette folie qu’elle ne cesse d’évoquer finalement tout au long de ses entretiens. Comme l’a théorisé la psychanalyse, c’est par le biais de la métaphore paternelle, qui est la substitution du Nom-du-Père au désir de la mère, que le sujet peut faire consister ensemble ces trois registres et ainsi se maintenir dans la réalité. Mais l’Autre étant toutefois défaillant par structure, il n’y a pas de garantie ultime, comme l’écrit Pierre Skriabine dans son article sur la clinique différentielle du sinthome5 : le signifiant qui garantirait l’Autre manque à l’Autre. L’Autre est toujours défaillant en quelque sorte. Cela tient à la structure même du signifiant qui est différentielle, comme on l’a vu, et qui exclut donc, de ce fait, la référence absolue. Il n’y a pas de vérité ultime. Il y a donc, structuralement, et d’une certaine façon, forclusion du Nom-du-Père, entendu comme normativité mythique ou commune mesure qui ferait tenir ensemble ces trois registres.

Chacun n’a donc d’autre choix que de s’en passer (du Nom-du-Père comme garantie ultime qui n’existe pas) à condition de savoir s’en servir, c’est-à-dire de mettre en place sa fonction.

C’est ce que Lacan a théorisé à travers l’exemple de Joyce dans son séminaire sur le sinthome6. Si le Nom-du-Père rate toujours en quelque sorte et d’une certaine façon, les noms du père pour y suppléer sont nombreux et propres à chaque sujet. Dans certains cas, comme celui de Joyce, l’œuvre est ce qui vient constituer cette épissure ou ce nœud. L’ego ou l’écriture est le Nom-du-Père dont il se soutient pour se faire un nom, pour devenir le père de son nom et pour pallier en quelque sorte cette carence du père qu’il a vécu. Ainsi, Marguerite Duras répond à X. Gauthier qui lui demande s’il est possible d’écrire en gardant le nom de son père : « c’est une chose qui ne m’a jamais paru…, apparu possible une seconde.

5 P. Skriabine, « La clinique différentielle du sinthome », Quarto, n°86, avril 2006, p. 58.

6 J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005.

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Mais je n’ai jamais cherché à savoir pourquoi je tenais mon nom dans une telle horreur que j’arrive à peine à le prononcer. Je n’ai pas eu de père. »7

Par une sorte de déplacement, son nom de plume est pourtant celui du lieu, de la ville où est né son père, une ville qui se nomme « Duras » et non pas son véritable nom qui est, comme on le sait, celui de « Donnadieu ». Il y a donc dans ce nom quelque chose d’impossible à supporter dans la mesure où il évoque peut-être la mort précoce de ce père donné à Dieu, impossible qu’elle réussit toutefois à pacifier en ayant recours comme pseudonyme à ce lieu de naissance du père, lieu de vie et non plus de mort, donc, de ce fait.

Si, pour elle, seuls les fous écrivent complètement, pour en revenir à notre phrase de départ, c’est que, dit-elle, « la lumière illuminante qui pénètre en eux a chassé l’ombre interne. »8 En quelque sorte, pour eux, le symbolique est devenu Réel, le nœud a lâché, il n’y a plus de différence entre l’intérieur et l’extérieur d’une certaine façon. L’écrivain, lui aussi, travaille à partir d’un certain point d’ « extimité » à la langue et au discours commun, sans lequel il ne peut y avoir d’inventivité. Mais son ombre interne, c’est-à-dire son inconscient, le protège en principe en venant opacifier ce réel par le biais du fantasme ou de l’imaginaire. Le savoir reste donc troué. Marguerite Duras relate toutefois ce moment de bascule dans sa vie où, tout à coup, il semble que le voile du semblant ou du leurre propre à l’imaginaire ou au fantasme se soit déchiré, ait lâché. Ainsi, pendant longtemps, comme elle l’évoque dans un entretien, elle allait à des cocktails, menait une vie mondaine, écrivait des livres moyens, dit-elle, jusqu’au moment où la réalité lui est apparue comme minée de l’intérieur.

Partout, elle ne voit plus dans les discours ou dans la société que les stigmates de la mort ou d’une société finissante. Ainsi écrit-elle : « Tous ces

7 M. Duras, X. Gauthier, Les parleuses, op. cit., pp. 23-24.

8 Ibid, p. 50.

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gens qui veulent gagner de l’argent, c’est comme pour essayer de rattraper ça, de rattraper la mort, mais je sais que c’est trop tard, que c’est fini. »9

Seule l’écriture semble alors la sauver de ce qu’elle qualifie elle-même de « petite psychose », lorsqu’elle relate comment elle a erré pendant sept heures dans un aéroport italien en état d’absence totale. L’écrit l’enlève à la mort, « cette mort qui est mutilée à chaque poème écrit, lu, à chaque livre ».

L’œuvre est donc ce qui vient suppléer à ce moment de dénouage en venant présentifier ce vide ou cette perte constitutive sans lesquels il ne peut y avoir de véritable création, comme on l’a vu. Elle écrit, ainsi, dans une de ses plus belles phrases souvent citée : « Je me suis dit qu’on écrivait toujours sur le corps mort du monde et, de même, sur le corps mort de l’amour, que c’était dans les états d’absence que l’écrit s’engouffrait pour ne remplacer rien de ce qui avait été vécu ou supposé l’avoir été, mais pour en consigner le désert par lui laissé. »10 La souffrance est toutefois ce qui vient fertiliser ce processus de l’écriture sur fond de privation, elle n’a pas un sens ou une portée seulement négative. Aussi, dit-elle : « Je crois que j’ai toujours souffert, durant ma vie, souffert – j’ai dû – je le dis sans prétention – avoir une vie complètement loupée. J’ai donc écrit sur un terrain favorable, un bon terrain. Par souffrance, ici, j’entends le terrain équivoque du bonheur. »11 C’est-à-dire que la souffrance, dès lors qu’elle est médiatisée par l’écriture, devient « ce malheur merveilleux » qui la transcende en tant qu’il est le ferment de sa créativité et que, donc, elle réussit à en faire quelque chose d’une certaine façon. Quelque chose plutôt que rien ou que le rien de la mélancolie peut-être.

9 M. Duras, X. Gauthier, Les parleuses, op. cit., p. 63.

10 M. Duras, L’été 80, Paris, Minuit, 1980, p. 67.

11 M. Duras, Le Monde extérieur, Paris, POL, 1993, p. 21.

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Comme Marguerite Duras, c’est cette même épreuve du Réel qu’a vécue le poète Rainer Maria Rilke lors de son séjour parisien. Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, son unique roman, sont le récit à peine transposé de cette expérience où il voit partout surgir le masque de la mort. Un peu comme Marguerite Duras le décrit dans l’expérience qu’elle a relaté, c’est le même processus. Paris devient la capitale de son angoisse. Derrière chaque passant se profile pour lui un malade ou la vision de cette « charogne » décrite par Baudelaire. Il est alors terrifié par le spectacle de cette organisation collective et rationnelle de la mort à travers les hôpitaux et les hospices propre à la ville moderne. Il lui oppose une mort plus intime et qui serait à l’image de la vie ou de la personnalité du futur défunt, une mort que l’on prendrait en quelque sorte le temps de vivre. Peu à peu, donc les choses et les êtres perdent leurs contours familiers pour le livrer sans médiation à cette terreur d’être englouti dans l’informe, dans l’anonymat en quelque sorte. Le roman oscille sans cesse entre la volonté d’écrire pour se défaire de la peur et la crainte d’être en quelque sorte écrit, de n’être que le témoin passif de ce lent et indicible processus.

Cette expérience dépersonnalisante, d’une certaine façon, le laissera sans voix, durant de longues années où il ne peut plus écrire. Comme il s’en explique dans une lettre à Lou Andréa Salomé, il aurait fallu, pour qu’il puisse surmonter cette crise, qu’il parvienne à transformer cette angoisse en un véritable objet esthétique : « Si j’avais pu fabriquer les angoisses que j’ai vécues ainsi, lui dit-il, si j’avais pu façonner des choses à partir d’elles, des choses réelles et tranquilles dont la création signifie gaieté et liberté, et qui dispenseraient un apaisement quand elles existent, il ne serait rien arrivé.

[…] Dans mon souci de leur donner forme, ma créativité s’est exercée sur elles ; au lieu d’en faire des choses de ma volonté, je ne faisais que leur donner une vie propre qu’elles retournaient contre moi pour me persécuter

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au plus profond de la nuit. Si mes conditions de vie avaient été meilleures, plus tranquilles et plus agréables […] et si j’étais resté en bonne santé, j’aurais peut-être réussi cela : faire des choses avec de l’angoisse. »12

Mais sans doute ce roman était-il trop autobiographique pour qu’il puisse véritablement se distancier de ses angoisses. Malte, héros du roman, dans un passage relatif à son enfance, raconte de quelle façon sa propre main s’est en quelque sorte dissociée de son corps alors qu’il était en train de dessiner. C’est au moment où il se rend compte qu’il manque quelque chose à son dessin, une armée d’officiers, qu’il laisse tomber son crayon.

C’est alors que la vision d’une main sortant du mur et venant à sa rencontre le remplit de terreur.

Dans un autre passage, il est également saisi de frayeur alors qu’il contemple son image déguisée dans un miroir. Son propre reflet lui devient ainsi en quelque sorte étranger. Ce roman semble lui-même peuplé de revenants et de fantômes. Dans ce récit, Rilke se sent écrit (à l’image de cette main dissociée de son corps de l’enfance) bien plus qu’il n’écrit, dans une sorte de processus passif, comme s’il était habité par une présence étrangère qui le parasite. Et l’on sait qu’enfant il a été sommé de remplacer auprès de sa mère qui l’habillait en fille sa sœur morte née avant lui, qu’il imitait dans d’étranges dialogues ou jeux avec cette dernière, comme si son existence elle-même n’était qu’une sorte de pantomime.

Ainsi, il écrit dans les Cahiers : « Durant quelques temps encore je vais pouvoir écrire tout cela et en témoigner. Mais le jour viendra où ma main me sera distante, et quand je lui ordonnerai d’écrire, elle tracera des

12 R. M. Rilke, Lettres à Lou Andréa-Salomé, Paris, Mille et une nuits, 2005, pp. 24-43.

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mots que je n’aurai pas consentis. Le temps de l’autre explication va venir, où les mots se dénoueront, où chaque signification se défera comme un nuage et s’abattra comme de la pluie. Malgré ma peur je suis pourtant pareil à quelqu’un qui se tient devant de grandes choses, et je me souviens que, autrefois, je sentais en moi des lueurs semblables lorsque j’allais écrire.

Mais cette fois-ci je serai écrit. Je suis l’impression qui va se transposer. Il ne s’en faudrait plus que de si peu, et je pourrais, ah ! tout comprendre, acquiescer à tout. Mais ce pas, je ne puis le faire ; je suis tombé et ne puis plus me relever, parce que je suis brisé. »13

L’écriture des Cahiers colle en quelque sorte à ce « réel » sans médiation qu’elle ne parvient pas à transposer. Il semble que seul le recours à la poésie lui ait permis de s’en distancier en venant le recouvrir d’un voile de beauté. La métaphore introduit cette distance symbolique qui lui permet de métamorphoser cette angoisse en un véritable objet esthétique.

Ainsi, à travers sa poésie et notamment Les Elégies de Duino, ce temps « de l’autre explication », où chaque signification se défait finira par advenir. Tout ce qui faisait énigme sous la forme de l’étrange et du revenant  dans ce roman de la peur que constitue Les Cahiers de Malte sera transcendé par la figure pacifiante et unificatrice de l’ange propre à l’univers poétique de R. M. Rilke. La figure de l’ange permet à Rilke de circonscrire en la localisant cette jouissance dévastatrice qui fait retour sous forme d’épouvante dans le roman. Les Elégies de Duino constituent donc ce moment fondateur dans l’œuvre de Rilke où l’étrange se métamorphose en un « être-ange ». Par le biais de cette métaphore de l’ange qui semble venir incarner ou capitonner ce point de jonction entre le symbolique,

13 R. M. Rilke, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, Paris, Seuil , p. 52.

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l’imaginaire et le réel, l’angoisse se trouve dès lors transmuée en chant, en chant de vie et non plus de mort en quelque sorte. Sa valeur « rédemptrice » vient du fait qu’il suscite la parole bien plus qu’il ne vient la clôturer.

Ce signifiant qui n’est pas en définitive une vérité ultime nous renvoie en fait à notre propre division ou à notre incomplétude. Ce n’est pas un dogme ou une vérité révélée, mais une métaphore. Car de l’ange nous n’avons que la vision et non pas le regard, ce regard tourné vers l’intérieur et aveugle au monde. Car si l’ange se tient dans ce qu’il nomme « l’ouvert » c’est-à-dire dans l’unité ou la fusion, l’être humain, lui, se tient face aux choses car il habite l’univers de la représentation. Il vient incarner ce point d’indicible qui n’est qu’une autre façon de célébrer la vie dans son éphémère beauté pour nous qui ne « sommes que des faiseurs de signes, rien de plus ». Ainsi, Rilke sera parvenu en définitive à « faire quelque chose avec l’angoisse », selon cette belle formule qui pourrait être une bonne définition de la sublimation ou du processus créatif.

C’est ce même nouage particulier de la parole à la mort qu’on retrouve dans l’œuvre poétique d’Edmond Jabès, et c’est le dernier exemple que j’évoquerai ici. Comme il l’écrit dans l’un de ses livres, un événement précis de son enfance induira chez lui un rapport particulier à la parole : « Très tôt, je me suis trouvé face à l’incompréhensible, à la mort. Depuis cet instant, j’ai su que rien, ici-bas, n’était partageable parce que rien ne nous

appartient »14. Cet événement presque inassimilable, c’est la mort de sa sœur, alors qu’il n’avait que douze ans.

14 E. Jabès, Le Livre du partage, Paris, Gallimard, 1991, exergue.

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Perte douloureuse, presque insurmontable, nous dit-il, de celle qui l’avait initié à la lecture et à l’écriture et qui, malgré sa souffrance, disparaîtra dans un sourire. Cette mystérieuse sérénité opposée alors à sa révolte fera éclater cette fragile frontière entre la vie et la mort qu’il interrogera tout au long de son œuvre. « La voix de ma sœur sur son lit de mort est peut-être en partie responsable de la gravité qui, pour moi, s’attache à la parole ; du caractère de déchirure qu’elle revêt à mes yeux. »15

L’œuvre elle-même semble tout entière dédiée à cette voix éteinte. L’écriture est cette lettre morte adressée à une disparue.

Cette lettre perdue qui semble resurgir du passé en revenant à son expéditeur, Jabès nous en fait le récit sous la forme d’un rêve, dans le Livre du partage. Une lettre lui est remise dont il ne peut se saisir. Le jeune facteur qui la lui a apportée la dépose sur une table. Des années après, il la retrouve : « Je l’ouvre et je lis en haut de la page. L. M. (initiales) (je pense à LIVRE. MORT. Dont les deux premières lettres venaient de m’être livrées). Et plus bas : « Ici, prend fin toute lecture. »16 A travers ces initiales, L. M., rêve nous indique que c’est sur le corps mort d’une absente que s’écrit le livre. Ce M. est l’initiale de son prénom, Marcelle, ou encore peut-être, une question : aime-t-elle ? Par un trait d’identification à cette sœur aimée, initiatrice de paroles (puisque c’est elle qui lui avait appris à lire et à écrire), se trouve posée la question du désir et de la possibilité même d’écrire. Cette question, finalement, ne doit pas trouver de réponse sous peine de mettre fin au livre, « Ici, prend fin toute lecture », dit un autre élément du rêve.

15 E. Jabès, Du désert au livre : entretiens avec Marcel Cohen, Paris, Belfond, 1991, p. 25.

16 E. Jabès, Le Livre du partage, op. cit., p. 54.

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A partir de cette énigme d’une parole pour la mort se construit donc son écriture dont ces initiales semblent constituer le chiffre secret. Cette lettre ne peut être saisie, comme nous l’indique le rêve. Il y a, en effet, pour Jabès, une sorte d’impossibilité presque physique à terminer un livre. Il fut, ainsi, pris d’une terrassante crise d’asthme et de panique, comme il le relate dans un entretien avec Paul Auster, au moment de rédiger le « prière d’insérer » d’un de ses livres qui se terminait par cette phrase : « Avec cet ouvrage, le septième de la série, s’achève le Livre des questions. »17 C’est, selon lui, précisément le mot « s’achève » qui l’aurait déclenchée. Le livre est toujours à poursuivre et la question doit demeurer ouverte pour échapper à cette angoisse d’une révélation qui ne pourrait être que mortifère, coupant le souffle et les mots. Car il ne peut y avoir de paroles définitives que dans la mort. C’est pourquoi, sans cesse, Jabès reprend, commente, prolonge ses textes qui sont parfois encartés les uns dans les autres sous forme de citations comme des poupées russes. Un livre renvoie toujours à un autre, le dialogue ne s’arrête jamais.

Autour de ce nom perdu, de ce défaut de sens, gravite l’écriture qui n’est jamais que l’écriture d’un manque. Ainsi, dit-il, « c’est à partir d’un manque que nous décidons d’écrire, que nous parlons. »18 Sans ce vide initial, il ne saurait y avoir de création, c’est pourquoi le mot porte en lui la marque du néant. La poésie de Jabès pulvérise l’image, dont il ne reste plus que la trace calcinée, tout comme « la mort est passage de l’image à son envers ». La création ne semble être pour lui qu’un long exercice de disparition : « Ecrire ne serait, dans sa plus haute ambition, que la tentative désespérée d’expérimenter sa propre mort. »19 D’où cet usage très

17 Collectif, Portrait(s) d’Edmond Jabès, Paris, BNF, 1999, p. 87.

18 E. Jabès, Du désert au livre, op. cit., p. 83.

19 E. Jabès, Du désert au livre, op. cit., p. 146.

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particulier de la métaphore qui, au lieu d’être un principe d’unité, par le biais de la ressemblance, participe à un processus de déliaison. Le mot se fait cendre, poussière ou sable pour cerner au plus près ce Réel de la mort ou de l’infini, à l’image de ce désert qu’il affectionnait particulièrement. Il écrit : « Il ne peut y avoir de langue pour l’unité ; il n’y a de langue que pour la séparation. »20

Cette écriture qui semble dépouillée de tout imaginaire nous livre à l’expérience d’une absence : « Ecrire, c’est le contraire d’imaginer ». Au plus près de l’impensable même, elle nous livre au vertige d’un Réel dénudé de tout semblant. Aucun leurre, aucun artifice ne vient compenser cette perte initiale de l’objet et ce « manque à être » qui caractérise le sujet divisé par le langage. En ce sens, c’est une écriture éminemment mélancolique, ce qui semble être d’ailleurs la caractéristique de l’écriture poétique. Ainsi, comme l’écrit C. Soler, « ce que la mélancolie accentue de façon exclusive, c’est le retour dans le réel du tranchant mortel du langage. »21 Ce deuil impossible de sa sœur morte, il semble que ce soit seulement à travers ce travail incessant de la lettre que Jabès soit parvenu partiellement à le réaliser. Mais son écriture garde la trace de cette déchirure, de ce « trou » dans le symbolique.

 Car il n’y a finalement de parole que de l’Autre, cet Autre premier dont aucune lettre jamais ne viendra voiler l’absence. Ainsi, à travers le temps, circulent ces missives perdues faute de destinataires, qui sont les signifiants de nos désirs inavoués. C’est sur ce corps mort de l’amour que Jabès n’aura jamais cessé d’écrire, en rejoignant ainsi l’énigme d’une parole tout à la fois volée et vouée à la mort .

20 E. Jabès, El, ou le dernier livre, Paris, Gallimard, 1973, p. 39.

21 C. Soler, « Perte et faute dans la mélancolie » in Des mélancolies, Paris, Champ lacanien, 2001,

p. 59.

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Au long de ce propos et à travers ces exemples particuliers, nous avons essayé de saisir la façon dont un sujet se constitue ou se soutient à travers son œuvre et apporte une réponse toujours singulière à cette question de la souffrance. La notion de suppléance développée par Lacan, suggère, comme l’écrit C. Soler, que la fonction symbolique est parfois substituable. Il y a plusieurs solutions, il y a la solution par le Nom-du-Père et il y en a d’autres.

Ce qui distingue une personne d’une autre, c’est précisément cette « fiction » de jouissance que l’écriture met en scène tout comme le symptôme est le nom propre du sujet. Il convient de terminer avec cette formule de René Louis Des Forêts qui écrit dans son livre intitulé Ostinato : « Le langage fait obstacle à la déchirure de l’être, mais lié au malheur qu’il désigne, il est aussi cet être déchiré, en désaccord avec lui-même, et qui ne joue jamais qu’en perdant. »