Lacan associe le faux et le chu dans le falsus et la faille : « qu’il faille… » implique la nécessité d’un vide opératoire ayant fonction de vérité active pour la parole. Mais ce vide, pour être situable, appelle sa saisie dans des consistances variables, qu’elles soient de bord, de plein ou de limite.
Ces consistances ont ainsi valeur de vide (pour le réel), ou forme de vide(pour l’imaginaire) au rapport de vide (pour le symbolique). Factuelles, elles n’en sont pas pour autant factices ni fictives ; je les dirai plutôt « falsidiqes » en ce sens qu’elles conditionnent en retour le vide dont elles dépendent sans entrer dans la véridicité de celui-ci bien qu’elles l’infléchissent.
Le paradoxe du menteur (disant « je mens ») associe la vérité opératoire du vide et son inflexion falsidique. On peut lire A. Koyré là-dessus. [1] On peut aussi le lire sur le mensonge plus largement. [2] Les réflexions de Koyré ont trait à la fonction politique du mensonge moderne (bien loin de la conception d’un homo mendax) comme il intitule la republication en anglais de ce texte.
Je rappelle cette base parce que l’assertion politique d’aujourd’hui (en ce que je différencie la politique et la prévention, la gestion, la sécurité, la communauté, …), le discours politique semble — mais ce n’est sûrement que du semblant — plus mensonger qu’auparavant.
Y a-t-il bon et mauvais mensonge ? L’agit-prop des années 20 du siècle passé est-elle mieux venue que le système de blancheur dont se gantent nos politiciens ?
La structure aussi rhétorique de l’inconscient comme mode argumentaire fait opérer le mensonge tout autant que la vérité : pour amener l’interlocuteur à accepter le propos qu’on veut lui faire admettre il faut lui faire franchir la moitié du chemin afin que l’autre moitié devienne par là-même obligatoire. Mentir a dès lors en son sein quelque chose de didactique. Au fond le « mentir vrai » est celui du refoulement qui ne se laisse passer qu’une fraction tronquée de ce qui est en ne le censurant point. Mentir prend ainsi la consistance des tropes (métaphore et métonymie au premier chef) qui constituent les actions inconscientes (et d’abord condensation et déplacement). Et c’est toute construction de monde (Carnap, Hintikka, Goodman) qui est mensonge.
C’est le rapport Lust/Unlust qui est mensonge en ce que leur lien littoral ne spécifie jamais l’un sans l’autre. Mentir ici prend les caractères dialectiques de toute asphéricité. La règle fondamentale induit le mensonge au sein de ce qui s’impose. L’inconscient est trompeur. Aussi Freud parle-t-il de proton pseudos, de mensonge basal, à l’orée de la psychanalyse.
À l’opposite, rien de plus explicite (style 1984) que le panoptique pour entraîner cachoteries et dissimulation. Sans pour autant qu’il s’agisse là de l’honnête dissimulation de Torqueto Acetto.[3]
Rien de pire que le politicien (et autres, y compris le psychanalyste) qui proclame « je hais le mensonge », comme Koyré le rappelle de Pétain, car c’est à ne pas intégrer le mensonge dans la vérité de l’inconscient qu’on le développe le plus extensivement. Comment c’est (affirmation et interrogation) s’appuie sur le fait qu’on ment. À l’envers de la particularité de l’inconscient, « le message moderne — c’est là sa qualité distinctive — est fabriqué en masse et s’adresse à la masse », souligne Koyré.
Assurément le mensonge est xénopathique, c’est toujours aux « autres » qu’il s’adresse. Aussi irai-je dans le sens des « facticités » de Lacan pour souligner l’inflation du mensonge dans notre actualité. D’abord, la ségrégation, et son assise de scientificité supposant un tout-amour du vrai, qui ne tient pas. La taxinomie et le camp (le camp politique comme le camp de concentration) entraînent la dissimulation et la dissimulation de la dissimulation. Ensuite, la primauté donnée au groupe (Église et armée servant de modèle : l’opium du peuple…) contre l’individualité. En dernier lieu, l’absence de référence signifiante établie sur le vide de la référence, à quoi l’on substitue un plein complément délirant. En fait Koyré relie entre elles ces trois facticités selon trois initiatives.
1- L’éloignement des groupes les uns des autres produit cette férocité qu’on aurait aimé voir disparue (dans les Balkans, touchant des populations différentes ; en Algérie, touchant intégristes et non intégristes ; en Irak, touchant sunnites et chiites ; etc.) sans parler d’ailleurs, dont le Rwanda. C’est à la fois affaire de groupe, de délire religieux et de biologie. Tout y est.
2- Chacun de ces éléments se juge en termes de rapports de force quand il pourrait s’agir de littoralité entre les groupes, faisant passer le non-rapport en tant que réel au symbolique du rapport, lequel est tout ouverture. Mensonge de l’attaquant plus fort et ruse du défenseur plus faible.
3- La globalisation, l’homogénéisation, les voyages de masse, les contacts facilités par la télévision et internet, ont pour contrepartie le repli sur soi et la défiance, la fermeture contre l’ouverture.
Le mensonge ou l’autre devient garantie pour moi est les miens, garantie de cohésion. Le mensonge habille et travestit (Verkleidung) le groupe.
Dans ce travestissement l’inconscient est toujours menteur. Tous dépend du mode de censure sur quoi il s’établit. Ainsi toute psychothérapie s’établit-elle sur une idéologie du bien fondé. Or avec le signifiant rien n’est bien fondé. Et pourtant cela ne conduit à aucun relativisme, mais seulement au choix d’un fondement selon le mode d’interprétation qu’on accorde aux choses.
Comme mise en forme du choix — et non choix lui-même — le symptôme est menteur, mais ce mensonge est un index de vérité. Car aucun symptôme n’est comme tel un universel ou un naturalisme. Les universaux sont mensongers et de même les discours unifiants le sont. Toute ontologie, comme antisignifiante, est mensongère (qu’elle s’aborde au travers du cognitivisme, du comportemantalisme ou du biologisme).
Soutenons que seule la psychanalyse est en mesure de faire opérer le mensonge comme levier de la vérité. Car elle ne s’occupe de rien de Men-tal.