Aller au contenu
Accueil » Topologie et Psychanalyse (2) – D’après une lecture de Jean-Paul Gilson: « La topologie de Lacan »

Topologie et Psychanalyse (2) – D’après une lecture de Jean-Paul Gilson: « La topologie de Lacan »

Montréal, Editions Balzac, 1994 (Paru sur etudes-lacaniennes.net) site de  Didier Moulinier

http://www.etudes-lacaniennes.net

D’après une lecture de

Jean-Paul Gilson, La topologie de Lacan, (Montréal, Editions Balzac, 1994)

 

Une lecture attentive des Séminaires de Lacan fait apparaître un fil rouge ayant pour nom : topologie.

D’une part on peut montrer comment cette logique spatiale est sous-jacente dans tous les séminaires ; d’autre part on suppose que les différents temps de la topologie lacanienne permettent une articulation rigoureuse de la cure. Les phases sont les suivantes, selon Jean-Paul Gilson : “entretiens préliminaires, structure du désir, approche de la jouissance, sublimation du symptôme. C’est ce que nous dénommons présentation du sujet » (p. 11).

En effet la grande originalité de ce point de vue est que, par-delà l’utile formalisation de la pratique analytique, il relie la topologie (notamment nodale) et le thème central du sujet comme refoulé. “Au point qu’on peut se demander si la topologie lacanienne n’est pas pareillement le retour du refoulé, signifiant inconscient dans le théorique qui resurgit dans un réel mathématique pour rendre compte du sujet » (p. 46).

Cependant l’enjeu apparaît encore comme “éthique” puisqu’il s’agit d’imaginer “une nouvelle forme de suppléance au non-rapport sexuel entre l’homme et la femme : celui qui verrait les êtres sexués se coupler du fait de la possibilité qui leur est donnée, de nos jours, d’aimer leur inconscient » (p. 21). La sublimation dans l’amour sera représentée par le nœud borroméen, en ce qu’il fait tenir ensemble les trois dimensions du symbolique (discours amoureux), de l’imaginaire (érotisme des corps) et du réel (de l’acte). Quant à aimer l’inconscient ou le symptôme de l’autre, ce n’est certes pas seulement au titre du sujet supposé savoir, imaginé comme savoir conscient du manque de l’autre ; supposition qui commande l’entrée en cure par le biais de l’amour de transfert. La topologie des nœuds nous permet de dépasser ce seul aspect clinique, selon l’auteur, justement surdéterminé par le transfert. Encore une fois, précisons que nous nous donnerons plus loin les moyens théoriques d’inverser cette proposition (contre l’avis “respectable” des philosophes et des psychanalystes, nous le savons bien !).

La topologie de Lacan est présente du début jusqu’à la fin de son enseignement. Selon Gilson, deux structures, ou plutôt une figure et une structure émergent comme autant de fils conducteurs. Tout d’abord “le fantasme du tétraèdre chez Lacan » (p. 24) — fantasmatique car ce n’est justement qu’une figure —, comprenant quatre côtés à ceci près qu’“une arête tétraédrique reste vide en raison de la règle de circulation : ne jamais repasser deux fois sur un côté » (p. 24). La “bande de Mœbius”, en revanche, est une pure structure, infiniment malléable mais non modélisable : nous verrons que là est le secret du sujet. Prenons maintenant successivement les quatre phases de la cure et examinons les structures topologiques correspondantes. Nous rencontrerons les premiers “schémas”, optiques et autres, pour les entretiens préliminaires ; le graphe énonciatif pour le désir ; le plan projectif (topologie des surfaces) pour la jouissance ; le nœud amoureux, pour la sublimation.

Nous commencerons donc par les “entretiens préliminaires”, marqués du sceau de l’imaginaire. Dès sa conférence de 1953 “Le symbolique, l’imaginaire et le réel”, Lacan suggérait une formalisation complète de la cure à l’aide des lettres S.I.R., en les associant deux à deux de sorte que chaque phase soit représentée par un processus visant une instance. Par exemple : rS – rI – iI – iR – iS. Or justement ces cinq premières combinaisons désignent l’entrée en cure (les deux première formules) et les entretiens préliminaires (les trois dernières). Comme l’écrit Lacan, “rS, réaliser le symbole, cela c’est la position de départ. L’analyste est un personnage symbolique comme tel. Et c’est à ce titre que vous venez le trouver”. Quant à rI, “c’est la réalisation de l’image, une sorte d’autoprésentation par soi-même de l’image qu’on s’imagine être ou avoir à donner » (p. 24). Ceci étant fait, vient le moment des entretiens préliminaires proprement dit. Il s’agit d’un processus d’imaginarisation de l’imaginaire, du symbolique et du réel.

Les représentations obtenues font repérages cliniques et théoriques de toute présentation de cas : le stade du miroir (imaginarisation de l’imaginaire), les constructions topiques freudiennes qui articulent le Moi à l’Inconscient (imaginarisation du symbolique), la bipartition névrose-psychose en termes de conflit d’instances (imaginarisation du réel) » (p. 30). Gilson s’appuie respectivement sur les séminaires I, II et III où il dégage déjà trois topologies distinctes (qu’il appelle les “prétopologiques”) : “La première, ontologique, prend modèle sur le schéma optique et physique (dit de Bouasse) pour décrire l’opération primordiale du rassemblement du Moi autour de son image » (p. 34). La seconde est celle qui concerne l’entrée en jeu du symbolique : circuits, réseaux et chaînes aboutissent au fameux “schéma L”. Enfin la mise en jeu du Réel se fait au moyen de creusements, de trous et de bandes qui évoquent déjà la présentation mœbienne du sujet.

La topologie du graphe met en jeu l’acte de parole, tout spécialement adressé à l’Autre dans le transfert. C’est dire que nous sommes entrés dans la cure proprement dite, laquelle poursuit comme but l’émergence d’un sujet. Cela passe par la quête de l’objet phallique, non par rapport à la jouissance, à cette époque tout au moins, mais en fonction des effets de sens qu’autorise la double structure du signifiant et du signifié. Cette deuxième phase couvre les séminaires IV (1957) à VIII (1960-61). Nous ne la commenterons pas davantage, étant de très loin la plus connue de toutes.

Si le graphe représente “le déploiement orienté de ces trois instances [RSI] dans le champ de la parole humaine en général » (p. 86), donc sous la domination du symbolique, la topologie des surfaces, à partir du séminaire IX L’Identification (1961-62) jusqu’au séminaire XVIII, laisse apparaître un nouveau champ et une autre économie (de jouissance) où se détermine le sujet. Encore peut-on distinguer trois phases dans cette nouvelle période, qui nous fait passer d’une conception de l’Un comme trait unaire au “Y a de l’Un” du séminaire XVIII.

1) Du Trait, d’abord, on peut dire qu’il délimite un vide par l’opération de la coupure. De la surface torique ensuite, nous dirons qu’elle incarne les effets comptables de l’Un (un en plus ou un en moins). Avec le séminaire L’angoisse et spécialement la figure topologique du cross-cap, le sujet reçoit un statut réel par l’intermédiaire de l’objet ‘a’, qui le métaphorise dans l’ordre de la jouissance.

2) Le séminaire XI développe davantage encore cette conception d’un Inconscient topologique fondé sur le battement et la coupure. “C’est le lieu de l’Autre qui se rend responsable ici d’un battement, d’une ouverture-fermeture que le cross-cap nous permet d’illustrer » (p. 104). Le sujet manifeste sa dépendance à l’Autre inconscient par le biais du fantasme sous ses deux aspects : aliénation et séparation. L’orientation de Lacan se fait alors plus franchement logicienne. Le “mathème” se présente comme la transmission d’un savoir. Ce qui est à savoir est toujours la signification du sujet, c’est-à-dire son exclusion totale et irrémédiable de la jouissance. Les séminaires XII et XIII sont l’occasion de grands remaniements théoriques, ou plutôt d’une refondation du sujet lui-même à partir de sa certitude essentielle, contrastant avec l’indétermination du savoir qui le préoccupe : “certitude d’un manque dans la réalité » (p. 113). Lacan retrouve ainsi Descartes et le sujet de la science ; il continue de développer sa logique, notamment sur le thème de la négation, et parallèlement fait le lien entre l’écriture et la jouissance. C’est toujours le Réel qui est en jeu à travers les recherches du séminaire XV sur L’acte psychanalytique. Dans le séminaire XVI, Lacan précise le concept de jouissance en distinguant le “plus  de-jouir” comme savoir et mesure de l’objet perdu.

3) La troisième phase de cette topologie des surfaces est celle de la naissance des quatre discours, dans les séminaires XVII et XVIII. La notion de discours est l’occasion d’une nouvelle accentuation de la Lettre qui forme, avec le Trait, l’un des prolongements de la théorie lacanienne du signifiant. On peut y voir aussi “une tentative de conjoindre le sujet de la chaîne signifiante au sujet de la jouissance » (p. 139). Topologiquement, la structuration des quatre discours emprunte au tétraèdre devenu plan projectif, exactement comme le schéma L et ses quatre coins.

A partir des séminaires XIX : Ou pire… (71-72) et XX : Encore (72-73), Lacan avance des structures topologiques qui doivent permettre de passer du un au deux, c’est-à-dire de la jouissance à l’amour.

Tout d’abord disposons l’outillage logique permettant de formuler la sexuation :

  1. a) la structure tétraédrique avec son circuit, et sa relation manquante prenant en compte la castration (“il n’y a pas de rapport sexuel”) ;
  2. b) les posdiorismes à la place des universelles et particulières classiques ;
  3. c) les quatre modalités aristotéliciennes ;
  4. d) enfin les fonctions discordancielle et forclusive de la négation. “Tout cela se trouve véhiculé maintenant dans une logique qui s’avère être une écriture. Cette écriture fait le pendant à l’activité signifiante du trait qui maintient refoulée l’irraportabilité des sexes entre eux » (p. 162). La lettre comme inscription du sexuel ne concerne pas seulement cette logique qui est proprement le “savoir de l’analyste”, mais aussi l’activité des écrivains et même “lalangue” de l’inconscient que nous possédons tous.

C’est par un doublement de la tétraèdre, inspiré par la formule binaire de la demande d’amour : “Je te demande de me refuser ce que je t’offre, parce que c’est pas ça”, que Lacan rencontre le nœud borroméen en ce sens qu’aux trois cercles il associe les trois verbes de la phrase qui fait “nœud de signification”. Selon Gilson, Lacan veut rompre avec la logique du quatre qui est aussi la logique du Un comme exception ou comme unarité.

Pour passer du Un ou Deux, et finalement retrouver une autre sorte de Un : l’Unien, il faut établir la logique ternaire du nœud borroméen. Cela n’engage pas le sujet de la jouissance mais plu tôt le sujet de l’amour. “Pourquoi cet intérêt subi de Lacan pour l’amour ? Parce que ce qui est visé dans l’amour, c’est le sujet » (p. 171) déclare Gilson. Nous restons dans une logique de la lettre ; ou plutôt il s’agit bien encore de la lettre, mais non plus sous forme de logique. Ce n’est plus la lettre dans son usage mathématique, la lettre du mathème; plutôt celle du poème, poème amoureux s’entend. La topologie et l’amour “cessent de ne pas s’écrire”, selon l’expression de Lacan, ce qui veut dire qu’elles s’écrivent quand même, car elles tendent à faire passer la négation au “ne cesse pas de s’écrire” : “tel est le substitut qui (…) fait la destinée et aussi le drame de l’amour » (Lacan, Encore, p. 177).

Le nœud de l’amour expose à une lumière nouvelle la figure du sujet. C’est ce que confirme cette nouvelle conception du savoir: “Il semble bien, en effet, que ce nœud offre la possibilité d’un savoir interne à sa propre mise-à-plat, savoir auquel nous devons coller et accepter d’en être la dupe pour en déchiffrer au terme toutes les virtualités » (Gilson, p. 178). Déchiffrer, c’est-à-dire subjectiver. Quant aux virtualités ce sont toutes les occurrences du retour du refoulé dans le réel, en quoi le sujet se décline sous l’espèce du symptôme. Bref, la topologie du nœud borroméen nous entraîne vers un réel du sujet affecté par l’amour. Le nouveau régime de l’Un, notamment, y est remarquable : au Un de la succession ou de l’exception, succède le Un de l’union et de la consistance. Ainsi le Réel du sujet, qui tient de l’Un, mais aussi du Trois, remplace-t-il avantageusement la “réalité psychique” postulée par Freud. “Evaporation d’une substance”, selon Gilson…

Seulement ce n’est tout de même pas aussi simple. Pour qu’il y ait du nœud, il faut qu’il y ait eu nouage. Or ceci ne peut se faire que depuis un quatrième rond que Lacan propose d’appeler Sinthome (plutôt que symptôme) et qui est celui de la “suppléance”, de la “nomination”, ou encore de la “lalangue”. Disons que le quatrième, c’est ce qui fait nœud lorsque les trois autres sont déliés. Rapiéçage, suppléance peut-être inévitables si bien qu’on peut hésiter à situer la division du sujet : entre les trois ronds du borroméen, ou entre ces trois et le quatrième ?

Le sinthome est-il exceptionnel, dans tous les sens du terme, ou bien est-ce ce que l’on peut attendre de la sublimation comme telle ? S’identifier au sinthome pourrait être une métaphore autorisant un savoir-faire (comme en écho à la formule de Lacan: “savoir y faire avec son symptôme”) au-delà du savoir contenu dans l’une-bévue (dans lalangue). Finalement nous nous retrouvons avec une dualité entre le poétique (du côté de l’analysant et de sa lalangue) et le topologique (du côté de l’analyste).

C’est pourquoi Gilson forme le mot “topoésie” pour conjoindre les deux termes. Puisque le rôle de l’analyste est primordial (il y va de son désir, d’abord), fait de lecture et d’inscription, et parfois même de transmission, on pourra dire qu’il doit aider à “l’avènement d’une subjectivité poétique » (p. 204). Au fond le nœud borroméen n’est que le développement d’une bande mœbienne triple torsion et l’on sait que cette bande symbolisait initialement le sujet. Pourtant, au final, celui-ci se trouve refoulé à nouveau, plus exactement coincé ou “topoètisé” ! Jusqu’ici nos conclusions faisaient état d’un sujet plutôt éthique. “Savoir y faire avec son symptôme” — c’est le résultat surprenant de cet abord topologique — nous renvoie plutôt à l’esthétique d’une “sculpture de soi” qui trouverait des échos chez d’autres penseurs contemporains.