Les yeux de Laure : transfert, objet ‘a’ et topologie dans la théorie de J. Lacan, Paris, Champ-Flammarion, 1995 – (Paru sur etudes-lacaniennes.net)
La topologie est introduite par Lacan dans le champ de la psychanalyse pour tenter de rendre compte du réel par des moyens imaginaires, là où les concepts et les nombres s’avèrent insuffisants. Il est clair que la topologie lacanienne n’a rien d’une science, ni même du « désir de faire science », puisqu’elle repose davantage sur une monstration que sur une démonstration. Cela n’empêche pas que ses visées théoriques soient réelles – c’est le cas de le dire – puisqu’il s’agit en somme de reconstituer une esthétique transcendantale, débarrassée notamment des oppositions dedans/dehors, réalité psychique/monde extérieur, etc.. J.-D. Nasio écrit : « Au lieu de deux réels, il s’agit d’un seul, univoque, sans partage, défini essentiellement par sa modalité d’être impossible à représenter et dans lequel la psychanalyse situe la dimension du sexe à exhaustion impossible » . Précisons bien : un seul réel, mais le réel n’est pas Un. En psychanalyse subsiste une dualité apparemment irréductible, à savoir le sujet d’un côté et le réel de l’autre. Ce réel étant plus ou moins confondu avec la jouissance, en tant qu’impossible, étant donc proprement le réel du sexe qu’on pourra qualifier d’éthique pour ne pas dire anthropologique, il reste finalement le réel du sujet au sens où c’est son « affaire », ce qui doit être abordé et apprivoisé par lui. Pour cela, pour se mouvoir dans cette espace intermédiaire qu’on appelle généralement la « réalité », il dispose de moyens dérivés du signifiant comme les symptômes et de moyens dérivés de l’objet ‘a’ comme les fantasmes. Notons maintenant que cette pratique lacanienne ne parvient à unifier le réel qu’au prix de le tordre, de le ramener à un certain nombre de paradoxes élémentaires.
Si l’on s’en tient à la topologie des surfaces, ces paradoxes, au nombre de quatre, se présentent à chaque fois comme un couple de concepts pouvant définir la réalité et figurable par quelque artifice imaginaire. – 1) La première figure est le tore, incarnant le couple de la demande et du désir. Le paradoxe – aisément observable – est qu’il faille accepter de faire deux tours pour revenir au point de départ et constater enfin l’effectivité d’une perte. Nasio : « Le premier tour correspond au tracé d’une répétition locale appelée demande, tandis que le deuxième comprend la série continue de ces répétitions. De ces deux tours résulte le désir. La demande, dans son expression la plus simple, est un message adressé à l’Autre qui revient au sujet sous sa forme inversée, mais sans que le corps en soit affecté ; c’est-à-dire sans que rien ne se détache de la pulsion. Il faut que le premier tour d’une demande retrouve le tour d’une deuxième demande pour qu’il y ait un effet séparation » . Il en résulte un trou central, justement, propre à figurer la place de l’objet manquant du désir (l’objet ‘a’). – 2) La bande de Mœbius, elle, figure le sujet divisé et son dire. Paradoxe là encore : il faut accepter de changer, de ne pas être absolument soi-même du seul fait que l’on parle. La bande de Mœbius, ruban fermé à un seul bord, n’est pas aussi simplement le sujet ; l’intérêt est de pouvoir y opérer une coupure médiane – figurant l’acte de parole – pour s’apercevoir que celle-ci – et donc le sujet – s’annule par-là même dans sa propriété essentielle, puisque sous l’effet du ciseau elle redevient une bande à deux bords. L’unique coupure longitudinale, qu’autorise la bande de Mœbius, fend celle-ci en deux et l’annule de la même manière que le signifiant représente le sujet et en même temps le fait disparaître. – 3) Autre figure, la bouteille de Klein met en place la dualité d’un signifiant (S1) et des autres (S2). Ou comment la consistance d’un ensemble d’éléments signifiants dépend-elle d’au moins Un qui lui fait défaut, et comment ce dernier extérieur à l’ensemble en constitue effectivement le bord. Cette figure se caractérise non plus par une coupure mais par un cercle de rebroussement, conditionnant la forme de toute la surface et symbolisant l’exception signifiante S1. – 4) Enfin la quatrième figure essentielle, le cross-cap (en fait une sphère pourvue d’un cross-cap), symbolise le rapport du sujet à l’objet dans le fantasme. Le sujet et l’objet étant radicalement hétérogènes, comment concevoir qu’ils soient pourtant l’un l’autre dans un rapport d’exclusion interne ? Le cross-cap est bien fait pour représenter le fantasme tout en extériorité (rompant avec l’imagerie psychologique du « secret » qui l’entoure bien souvent), en fait comme homogène à la « réalité » même du psychisme. Là encore il faut ajouter, en l’imaginant, une opération de coupure ou un « tra-jet » nécessaire : « Si nous considérons le trajet d’une fourmi comme le tracé en double boucle d’une coupure, il aura découpé en deux parties le cross-cap : une bande unilatère de Mœbius qui représente le sujet et un disque bilatère qui représnete l’objet ‘a’. Nous retrouvons là les trois éléments de l’articulation du fantasme par Lacan : le sujet ($), la coupure ? et l’objet ‘a' » .
La topologie des nœuds, à laquelle Lacan consacra la dernière partie de son enseignement, porte si l’on peut dire le paradoxe à la puissance deux, c’est-à-dire jusqu’au Trois du nœud borroméen. L’opposition majeure devient celle de la structure et de la coupure en tant que telles, avec une mise en avant de la seconde dans les nœuds, bien que l’opération de coupure, comme on l’a vu, était aussi prégnante dans la présentation des surfaces. C’est d’ailleurs en cela que réside la « spécialité » lacanienne : la psychanalyse apporte à la topologie la dimension de l’acte comme coupure interprétative. Quant au nœud, on peut dire avec Jeanne Granon-Lafont qu' »il se définit négativement de la nécessité de la coupure : est nœud tout entrelacs de ficelles qu’il faut couper pour qu’il disparaisse. La coupure conduit aussi topologiquement au nœud » . De ce point de vue, le nœud borroméen représente un idéal de simplicité puisqu’une seule coupure suffit, quel que soit le nombre de ronds, pour que le nœud disparaisse. Avec les nœuds le Trois devient donc le chiffre de toute structure, tout en reposant sur la possibilité d’une coupure. Sous un certain angle, et par rapport à la dominante imaginaire des structures de surface, l’on assiste à une assomption du symbolique avec les opérations de comptage (jusqu’à trois) et de nomination (des trois ronds) ; mais plus globalement ce sont les trois registres du réel, de l’imaginaire et du symbolique qui se trouvent noués et nommés à part égale. L’opposition entre Logos (la parole) et Topos (le lieu du corps) devient manifeste, quoique irreprésentable si l’on n’ajoute pas ce troisième terme qu’est l’Ecriture, soit le réel du dessin. (On voit au passage comment le nœud, qui figure par ailleurs tout le socle œdipien, est directement utilisable dans la pratique, notamment pour les cures d’enfants psychotiques.) Donc R.S.I., le nœud ne se contente pas de rendre possible et d’écrire leurs relations, il crée ces relations par lui-même, autrement dit il innove et nomme : il est « créationniste »