On n’a jamais menti autant que de nos jours. Ni menti d’une manière aussi éhontée, systématique et constante. On nous dira peut-être qu’il n’en est rien, que le mensonge est aussi vieux que le monde, ou, du moins, que l’homme, mendax ab initio ; que le mensonge politique est né avec la cité elle-même, ainsi que, surabondamment, nous l’enseigne l’histoire ; enfin, sans remonter le cours des âges, que le bourrage de crâne de la Première Guerre mondiale et le mensonge électoral de l’époque qui l’a suivie ont atteint des niveaux et établi des records qu’il sera bien difficile de dépasser.
Tout cela est vrai, sans doute. Ou presque. Il est certain que l’homme se définit par la parole, que celle-ci entraîne la possibilité du mensonge et que n’en déplaise à Porphyre – le mentir, beaucoup plus que le rire, est le propre de l’homme. Il est certain également que le mensonge politique est de tous temps, que les règles et la technique de ce que jadis on appelait « démagogie » et de nos jours « propagande » ont été systématisées et codifiées il y a des milliers d’années1; et que les produits de ces techniques, la propagande des empires oubliés et tombés en poussière nous parlent, aujourd’hui encore, du haut des murs de Karnak et des rochers d’Ankara.
Il est incontestable que l’homme a toujours menti. Menti à lui-même. Et aux autres. Menti pour son plaisir – le plaisir d’exercer cette faculté étonnante de « dire ce qui n’est pas » et de créer, par sa parole, un monde dont il est seul responsable et auteur. Menti aussi pour sa défense : le mensonge est une arme. L’arme préférée de l’inférieur et du faible2 qui, en trompant l’adversaire s’affirme et se venge de lui3.
Mais nous n’allons pas procéder ici à l’analyse phénoménologique du mensonge, à l’étude de la place qu’il occupe dans la structure de l’être humain : ceci remplirait un volume. C’est au mensonge moderne, et même plus étroitement, au mensonge politique moderne surtout, que nous voudrions consacrer quelques réflexions. Car, malgré les critiques que l’on nous fera, et celles que nous nous faisons à nous-mêmes, nous restons convaincus que, dans ce domaine, quo nihil antiquius, l’époque actuelle, ou plus exactement les régimes totalitaires, ont puissamment innové.
L’innovation n’est pas totale, sans doute, et les régimes totalitaires n’ont fait que pousser jusqu’au bout certaines tendances, certaines attitudes, certaines techniques qui existaient bien avant eux. Mais rien n’est entièrement nouveau dans le monde, tout a des sources, des racines, des germes, et tout phénomène, toute notion, toute tendance, poussés jusqu’au bout, s’altèrent et se transforment en quelque chose de sensiblement différent.
Nous maintenons donc qu’on n’a jamais menti autant que de nos jours et qu’on n’a jamais menti aussi massivement et aussi totalement qu’on le fait aujourd’hui.
On n’a jamais menti autant… en effet, jour par jour, heure par heure, minute par minute, des flots de mensonges se déversent sur le monde. La parole, l’écrit, le journal, la radio… tout le progrès technique est mis au service du mensonge.
L’homme moderne – là encore, c’est à l’homme totalitaire que nous pensons – baigne dans le mensonge, respire le mensonge, est soumis au mensonge à tous les instants de sa vie4.
Quant à la qualité – nous voulons parler de la qualité intellectuelle – du mensonge moderne, elle a évolué en sens inverse de son volume. Cela se comprend, du reste. Le mensonge moderne – c’est là sa qualité distinctive – est fabriqué en masse et s’adresse à la masse. Or, toute production de masse, toute production – toute production intellectuelle surtout – destinée à la masse, est obligée d’abaisser ses standards. Aussi, si rien n’est plus raffiné que la technique de la propagande moderne, rien n’est plus grossier que le contenu de ses assertions, qui révèlent un mépris absolu et total de la vérité. Et même de la simple vraisemblance. Mépris qui n’est égalé que par celui – qu’il implique – des facultés mentales de ceux à qui elle s’adresse.
On pourrait même se demander – et l’on s’est demandé effectivement – si l’on avait encore le droit de parler ici de « mensonge ». En effet, la notion de « mensonge » présuppose celle de la véracité, dont elle est l’opposé et la négation, de même que la notion du faux présuppose celle du vrai. Or, les philosophies officielles des régimes totalitaires proclament unanimement que la conception de la vérité objective, une pour tous, n’a aucun sens ; et que le critère de la « Vérité » n’est pas sa valeur universelle, mais sa conformité à l’esprit de la race, de la nation ou de la classe, son utilité raciale, nationale ou sociale. Prolongeant et poussant jusqu’au bout les théories biologistes, pragmatistes, activistes, de la vérité, et consommant ainsi ce que l’on a très bien nommé « la trahison des clercs ». les philosophies officielles des régimes totalitaires nient la valeur propre de la pensée qui, pour eux, n’est pas une lumière, mais une arme ; son but, sa fonction, nous disent-ils, n’est pas de nous révéler le réel, c’est-à-dire, ce qui est, mais de nous aider à le modifier, à le transformer en nous guidant vers ce qui n’est pas. Or, pour cela, ainsi qu’on l’a reconnu depuis bien longtemps, le mythe est souvent préférable à la science, et la rhétorique qui s’adresse aux passions, à la démonstration qui s’adresse à l’intelligence.
Aussi dans leurs publications (même dans celles qui se disent scientifiques), dans leurs discours et, bien entendu, dans leur propagande, les représentants des régimes totalitaires s’embarrassent-ils très peu de la vérité objective. Plus forts que Dieu tout puissant lui-même, ils transforment à leur guise le présent, et même le passé5. On pourrait en conclure – et on l’a fait parfois que les régimes totalitaires sont au-delà de la vérité et du mensonge.
Nous croyons, pour notre part, qu’il n’en est rien. La distinction entre la vérité et le mensonge, l’imaginaire et le réel, reste bien valable à l’intérieur même des conceptions et des régimes totalitaires. C’est leur place et leur rôle seulement qui sont, en quelque sorte, intervertis : les régimes totalitaires sont fondés sur la primauté du mensonge.
La place du mensonge dans la vie humaine est bien curieuse. Les codes de morale religieuse, du moins en ce qui concerne les grandes religions universalistes, surtout celles qui sont issues du monothéisme biblique, condamnent le mensonge d’une manière rigoureuse et absolue. Cela se comprend du reste : leur Dieu étant celui de la lumière et de l’être, il en résulte nécessairement qu’il est aussi celui de la vérité. Mentir, c’est-à-dire, dire ce qui n’est pas, déformer la vérité et voiler l’être, est donc un péché ; et même un péché très grave, péché d’orgueil et péché contre l’esprit, péché qui nous sépare de Dieu et nous oppose à Dieu. La parole d’un juste, de même que la parole divine, ne peut et ne doit être que celle de la vérité.
Les morales philosophiques, quelques cas de rigorisme extrême, tels ceux de Kant et de Fichte, mis à part, sont, généralement parlant, beaucoup plus indulgentes. Plus humaines. Intransigeantes en ce qui concerne la forme positive et active du mensonge, suggestio falsi, elles le sont beaucoup moins en ce qui concerne sa forme négative et passive : suppressio veri. Elles savent que, selon le proverbe, « toute vérité n’est pas bonne à dire ». Du moins pas toujours. Et pas à tout le monde.
Beaucoup plus que les morales à base purement religieuse, les morales philosophiques tiennent compte du fait que le mensonge s’exprime en paroles, et que toute parole6s’adresse à quelqu’un7. On ne ment pas « en l’air ». On ment – comme on dit, ou ne dit pas, la vérité – à quelqu’un. Or, si la vérité est bien « la nourriture de l’âme », elle est surtout celle des âmes fortes8. Elle peut être dangereuse aux autres. Du moins à l’état pur. Elle peut même les blesser. Il faut la leur doser, la diluer, l’habiller. En outre, il faut bien tenir compte des conséquences, de l’usage qu’en feront ceux à qui on la dira.
Il n’y a donc pas, généralement parlant, d’obligation morale de dire la vérité à tout le monde. Et tout le monde n’a pas le droit de l’exiger de nous9.
Les règles de la morale sociale, de la morale réelle qui s’exprime dans nos mœurs et qui gouverne, en fait, nos actions, sont bien plus lâches encore que celles de la morale philosophique. Ces règles, généralement parlant, condamnent le mensonge. Tout le monde sait qu’il est « laid10 » de mentir. Mais cette condamnation est loin d’être absolue. L’interdiction est loin d’être totale. Il y a des cas où le mensonge est toléré, permis, et même recommandé.
Là encore l’analyse précise nous amènerait bien trop loin. Grosso modo on peut constater que le mensonge est toléré tant qu’il ne nuit pas au bon fonctionnement des relations sociales, tant qu’il ne « fait de mal à personne11« ; il est permis tant qu’il ne déchire pas le lien social qui unit le groupe, c’est-à-dire, tant qu’il s’exerce non pas à l’intérieur du groupe, du « nous », mais en dehors de lui, on ne trompe pas les « siens »; quant aux autres12… ma foi, ne sont-ils pas justement « les autres » ?
Le mensonge est une arme. Il est donc licite de l’employer dans la lutte. Il serait même stupide de ne pas le faire. A condition toutefois de ne l’employer que contre l’adversaire et de ne pas la tourner contre les amis et alliés.
On peut donc, généralement parlant, mentir à l’adversaire, tromper l’ennemi. Il y a peu de sociétés qui, tels les Maoris, soient chevaleresques au point de s’interdire les ruses de guerre. Il y en a encore moins qui, tels les Quakers et les Wahhabites, soient religieuses au point de s’interdire tout mensonge envers l’autre, l’étranger, l’adversaire. Presque partout l’on admet que la déception* est permise dans la guerre.
Le mensonge n’est pas, généralement parlant, recommandé dans les relations pacifiques. Pourtant (l’étranger étant un ennemi potentiel), la véracité n’a jamais été considérée comme la qualité maîtresse des diplomates.
Le mensonge est, plus ou moins, admis dans le commerce : là encore les mœurs nous imposent des limites qui ont tendance à devenir de plus en plus étroites14. Toutefois les mœurs commerciales les plus rigides tolèrent sans broncher le mensonge avoué de la réclame.
Le mensonge reste donc toléré et admis. Mais justement… il n’est que toléré et admis. Dans certains cas. Il reste exception, comme la guerre, lors de laquelle, seule, il devient juste et bon d’en user.
Mais si la guerre, d’état exceptionnel, épisodique, passager, devenait un état perpétuel et normal ? Il est clair que le mensonge, de cas exceptionnel, deviendrait lui aussi, cas normal, et qu’un groupe social qui se verrait et se sentirait entouré d’ennemis, n’hésiterait jamais à employer contre eux le mensonge. Vérité pour les siens, mensonge pour les autres, deviendrait une règle de conduite, entrerait dans les mœurs du groupe en question.
Allons plus loin. Consommons la rupture entre « nous » et les « autres ». Transformons l’hostilité de fait en une inimitié en quelque sorte essentielle, fondée dans la nature même des choses15. Rendons nos ennemis menaçants et puissants. Il est clair que tout groupe, placé ainsi au milieu d’un monde d’adversaires irréductibles et irréconciliables, verrait un abîme s’ouvrir entre eux et lui-même ; un abîme qu’aucun lien, aucune obligation sociale ne pourrait plus franchir16. Il paraît évident que dans et pour un tel groupe le mensonge – le mensonge aux « autres » bien entendu – ne serait ni un acte simplement toléré, ni même une simple
régie de conduite sociale : il deviendrait obligatoire, il se transformerait en vertu. En revanche, la véracité mal placée, l’incapacité de mentir, bien loin d’être considérée comme un trait chevaleresque, deviendrait une tare, un signe de faiblesse et d’incapacité.
L’ANALYSE, bien sommaire et bien incomplète à laquelle nous venons de nous livrer n’est pas – loin de là – un simple exercice dialectique, une étude abstraite d’une possibilité absolument théorique. Bien au contraire : rien n’est plus concret et réel que les groupements sociaux dont nous avons essayé d’esquisser la description schématique. Il ne serait pas difficile de donner, et même de multiplier, les exemples de sociétés dont la structure mentale présente, à des degrés divers, les traits fondamentaux, ou si l’on préfère, la perversion fondamentale que nous venons d’indiquer17.
Or ces degrés, dont nous avons d’ailleurs suivi l’échelle ascendante, expriment, nous semble-t-il, l’action de trois facteurs :
- Le degré d’éloignement et d’opposition entre les groupes en question. Il y a loin de l’hostilité naturelle pour l’étranger, ennemi potentiel et même ennemi réel, à la haine sacrée qui inspire les combattants d’une guerre religieuse18. Et loin de celle-ci à la férocité biologique qui anime ceux d’une guerre d’extermination raciale.
- Le rapport de forces, c’est-à-dire le degré de danger qui menace le groupe étudié de la part de ses voisins-ennemis. Le mensonge, nous l’avons déjà dit, est une arme. Et surtout l’arme du plus faible : on
n’emploie pas la ruse contre ceux qu’on est sûr d’écraser sans grands risques ; on rusera au contraire pour échapper au danger19. - Le degré de fréquence des contacts entre les groupes hostiles et leurs membres. En effet, si ces groupes, si hostiles soient-ils, n’entrent jamais en contact, ou seulement sur le champ de bataille, si les membres d’un groupe ne fréquentent jamais ceux des autres, ils auront – en dehors de la ruse guerrière – bien rarement l’occasion de mentir à ceux-ci. Le mensonge présuppose le contact ; il implique et exige le commerce.
Cette dernière remarque nous oblige à pousser l’analyse un peu plus avant. Supprimons l’existence autonome de notre groupe. Plongeons-le, tout entier, dans le monde hostile d’un groupement étranger, immergeons-le, tout entier, au sein d’une société ennemie, avec laquelle, cependant, il reste journellement en contact : il est clair que, dans et pour le groupement en question, la faculté de mentir sera d’autant plus nécessaire, et la vertu du mensonge d’autant plus appréciée, que la pression extérieure, que la tension entre « nous » et les « autres », que l’inimitié des « autres » pour « nous », que la menace que ces « autres » font peser sur « nous », grandira et augmentera d’intensité.
Poussons, une fois de plus, jusqu’à la situation limite ; faisons croître l’hostilité jusqu’à la rendre absolue et totale. Il est clair que le groupe social dont nous sommes en train de suivre les avatars se trouvera obligé de disparaître. Disparaître en fait, ou bien, en appliquant jusqu’au bout la technique et l’arme du mensonge,
disparaître aux yeux des autres, échapper à ses adversaires, et se dérober à leur menace en se réfugiant dans la nuit du secret.
L’inversion désormais est totale : le mensonge, pour notre groupe, devenu groupe secret20, sera plus qu’une vertu. Il sera devenu condition d’existence, son mode d’être habituel, fondamental et premier.
Du fait même du secret, certains traits caractéristiques, propres à tout groupe social en tant que tel, se trouveront accentués et exagérés au-delà de la mesure. Ainsi, par exemple, tout groupement érige une barrière plus ou moins perméable et franchissable entre lui-même et les autres ; tout groupement réserve pour ses membres un traitement privilégié, établit entre eux un certain degré d’union, de solidarité, d' »amitié »; tout groupement attribue une importance particulière au maintien des limites de séparation entre lui et les « autres », et donc à la préservation des éléments symboliques qui en forment, en quelque sorte, le contenu ; tout groupement, tout groupement vivant du moins, considère l’appartenance au groupe comme un privilège et un honneur21, et voit dans la fidélité au groupe un devoir pour ses membres ; tout groupement, enfin, dès qu’il se consolide et atteint une certaine dimension, comporte une certaine organisation, une certaine hiérarchie.
Tous ces traits s’exaspèrent dans le groupement secret : la barrière, tout en restant, dans certaines conditions, franchissable, devient imperméable22; l’agrégation au groupe devient initiation irrévocable23; la solidarité se transforme en un attachement passionné et exclusif ; les symboles acquièrent une valeur sacrée ; la fidélité au groupe devient le devoir suprême, parfois même unique, de ses membres ; quant à la hiérarchie, devenant secrète elle acquiert, elle aussi, une valeur absolue et sacrée ; la distance entre ses degrés augmente, l’autorité devient illimitée, et l’obéissance perinde ac cadaver, la règle et la norme des rapports entre le membre du groupe et ses chefs.
Mais il y a plus. Tout groupement secret, que ce soit un groupement de doctrine ou un groupement d’action, une secte ou une conspiration – et, d’ailleurs, la limite entre les deux types de groupements est assez difficile à tracer, le groupement d’action étant, ou devenant presque toujours, un groupement de doctrine – est un groupement à secret, ou même à secrets. Nous voulons dire que, lors même que, pur groupement d’action, tel une bande de gangsters ou une conspiration de couloirs, il ne possède point de doctrine ésotérique et secrète dont il soit obligé de sauvegarder les mystères en les voilant aux yeux de non-initiés, son existence même est indissolublement liée au maintien d’un secret et même d’un double secret; à savoir du secret de sa propre existence ainsi que des buts de son action.
Il en résulte que le devoir suprême du membre d’un groupement secret, l’acte dans lequel s’exprime son attachement et sa fidélité à celui-ci, l’acte par lequel s’affirme et se confirme son appartenance au groupe, consiste, paradoxalement, dans la dissimulation de ce fait24. Dissimuler ce qu’il est et, pour pouvoir le faire, simuler ce qu’il n’est pas : voilà donc le mode d’existence que, nécessairement, tout groupement secret impose à ses membres.
DISSIMULER ce qu’on est, simuler ce qu’on n’est pas… Cela implique de toute évidence : ne pas dire – jamais – ce qu’on pense et ce qu’on croit ; et aussi : dire – toujours – le contraire. Pour tout membre d’un groupe secret, la parole n’est, en fait, qu’un moyen de cacher sa pensée.
Ainsi donc, tout ce qu’on dit est faux. Toute parole, du moins toute parole prononcée en public, est mensonge. Seules les choses que l’on ne dit pas, ou du moins, ne révèle qu’aux « siens », sont, ou peuvent être, vraies25.
La vérité est donc toujours ésotérique et cachée. Elle n’est jamais accessible au commun, au vulgaire, au profane. Ni même à celui qui n’est pas complètement initié.
Tout membre du groupement secret, digne de son rôle, en a pleine conscience. Aussi ne croira-t-il jamais ce qu’il entendra dire en public par un membre de son propre groupement. Et surtout n’admettra-t-il jamais comme vrai quelque chose qui sera publiquement proclamé par son chef. Car ce n’est pas à lui que s’adresse son chef, mais aux « autres », à ces « autres » qu’il a le devoir d’aveugler, de berner, de tromper26.
Ainsi, par un nouveau paradoxe, c’est dans le refus de croire à ce qu’il dit et proclame que s’exprime la confiance du membre du groupement secret en son chef.
On pourrait nous objecter sans doute que notre analyse, si juste qu’elle soit, s’écarte du sujet. Les gouvernements totalitaires ne sont, hélas, rien moins que des sociétés secrètes, entourées d’ennemis menaçants et puissants, et obligés, de ce fait, de chercher la protection du mensonge, de se cacher, de se dissimuler27. Et même les « partis uniques » qui forment l’armature des régimes totalitaires, ne peuvent, nous dira-t-on, avoir rien de commun avec des groupements de conspirateurs : ils opèrent, en effet, en plein jour. Aussi, bien loin de vouloir se fermer, et d’élever une barrière entre eux-mêmes et les autres, leur but, avoué et patent, est-il justement d’absorber tous ces « autres », d’englober et d’embrasser la nation (ou la race) tout entière.
D’ailleurs, on pourrait contester également le lien que nous prétendons établir entre totalitarisme et mensonge. On pourrait faire valoir que, bien loin de cacher et de dissimuler les buts proches et lointains de leurs actions, les gouvernements totalitaires les ont toujours proclamés urbi et orbi (ce dont aucun gouvernement démocratique n’a jamais eu le courage), et qu’il est ridicule d’accuser de mensonge quelqu’un qui, comme Hitler, a annoncé publiquement (et même imprimé noir sur blanc dans Mein Kampf) le programme qu’il a ensuite réalisé point par point.
Tout cela est juste sans doute, mais en partie seulement. Et c’est pour cela que les objections que nous venons de formuler ne nous semblent aucunement décisives.
Il est vrai que Hitler (ainsi que les autres chefs des pays totalitaires) a annoncé publiquement tout son programme d’action. Mais c’était justement parce qu’il savait qu’il ne serait pas cru par les « autres », que ses déclarations ne seraient pas prises au sérieux par les non-initiés ; c’est justement en leur disant la vérité qu’il était sûr de tromper et d’endormir ses adversaires28.
C’est là une vieille technique machiavélique du mensonge au deuxième degré, technique perverse entre toutes, et dans laquelle la vérité elle-même devient un pur et simple instrument de déception29. Il semble clair que cette « vérité »-là n’a rien de commun avec la vérité.
Il est vrai également, que ni les Etats, ni les partis totalitaires ne sont des sociétés secrètes au sens précis de ce terme et qu’ils agissent publiquement. Et même à grand renfort de publicité. C’est que justement – et c’est en cela que consiste l’innovation dont nous avons parlé plus haut – ce sont des conspirations en plein jour.
UNE conspiration en plein jour – forme nouvelle et curieuse du groupement d’action, propre à l’époque démocratique, à l’époque de la civilisation de masses n’est pas entourée de menace et n’a donc pas besoin de se dissimuler; bien au contraire, étant obligée d’agir sur les masses, de gagner les masses, d’englober et d’organiser les masses, elle a besoin de paraître à la lumière, et même de concentrer cette lumière sur elle-même et surtout sur ses chefs. Les membres du groupement, de même, n’ont pas besoin de se cacher: bien au contraire, ils peuvent afficher leur appartenance au groupement, au « parti », ils peuvent la rendre visible et reconnaissable aux autres et même aux leurs par des signes extérieurs, des emblèmes, des insignes, par le port de brassards ou même d’uniformes, par des gestes rituels accomplis en public. Mais autant que les membres d’une société secrète – et ceci malgré le fait, que nous venons de mentionner, que la conspiration en plein jour tend nécessairement à devenir une organisation de masses – ils garderont la distance entre eux-mêmes et les autres ; l’adoption de signes extérieurs d’appartenance au « parti » ne fera qu’accentuer l’opposition et rendre plus nette la barrière qui les sépare de ceux du dehors ; la fidélité au groupement restera la vertu principale de ses membres ; la hiérarchie intérieure du « parti » prendra l’aspect, et aura la structure, d’une organisation militaire, et la règle non servatur fides infidelibus n’en sera que plus scrupuleusement observée. Car la conspiration en plein jour, si elle n’est pas une société secrète, est tout de même une société à secret.
La victoire, c’est-à-dire la réussite de la conspiration, ne détruira pas les traits que nous venons de mentionner; elle se bornera à affaiblir les uns, mais en revanche, à intensifier les autres et, tout particulièrement, à renforcer le sentiment de supériorité de la nouvelle classe dirigeante, sa conviction d’appartenir à une élite, à une aristocratie complètement séparée de la masse30.
Les régimes totalitaires ne sont rien d’autre que de telles conspirations, issues de la haine, de la peur, de l’envie, nourries par un désir de vengeance, de domination, de rapine ; conspirations qui ont réussi, ou mieux – et c’est là un point important – ce sont des conspirations qui ont partiellement réussi : qui ont réussi à s’imposer dans leur pays, à conquérir le pouvoir, à s’emparer de l’Etat. Mais qui n’ont pas réussi – pas encore – à réaliser les buts qu’elles se sont proposés31, et qui, de ce fait même, continuent à conspirer.
On pourrait se demander si la notion de la conspiration en plein jour n’est pas une contradiction in adjecto. Une conspiration implique mystère et secret. Comment pourrait-elle se faire en plein jour ?
Sans doute. Toute conspiration implique le secret ; secret qui concerne précisément les buts de son action ; buts qu’elle doit dissimuler justement pour pouvoir les atteindre et qui ne sont connus que de ceux qui « en sont ». Mais la conspiration en plein jour ne fait nullement exception à cette règle, car, ainsi que nous venons de le dire, tout en n’étant pas une société secrète, elle est tout de même une société à secret.
Comment toutefois une société de ce genre, c’est-à-dire une société qui opère sur la place publique, qui cherche à organiser les masses, et dont la propagande s’adresse aux masses, pourrait-elle garder un secret ? Le question est tout à fait légitime. Mais la réponse n’est pas aussi difficile qu’elle le paraît tout d’abord. Elle est même assez simple, car il n’y a qu’un seul moyen de garder un secret ; c’est de ne pas le révéler ; ou de ne le révéler qu’à ceux dont on est sûr : à une élite d’initiés.
Or, dans la conspiration en plein jour, cette élite qui, seule, est versée dans les buts réels du complot est, tout naturellement, formée par les chefs, les membres dirigeants du « parti ». Et comme celui-ci exerce une action publique et que ses chefs agissent en public et sont obligés d’exposer publiquement leur doctrine, de faire des discours publics et des déclarations publiques, il s’ensuit que le maintien du secret implique l’application constante de la règle : toute assertion publique est cryptogramme et mensonge ; une assertion doctrinale autant qu’une promesse politique, la théorie32 ou la foi officielle autant qu’une obligation contractée par traité.
Non servatur fides infidelibus reste la règle suprême. Les initiés le savent. Les initiés et ceux qui sont dignes de l’être. Ils comprendront, déchiffreront et percevront le voile qui masque la vérité.
Les autres, les adversaires, la masse, la masse des adhérents au groupement y compris, accepteront comme vraies les assertions publiques et, par là même, se révéleront indignes de recevoir la vérité secrète et de faire partie de l’élite.
Les initiés, les membres de l’élite, et cela par une espèce de savoir intuitif et direct33 – connaissent la pensée intime et profonde du chef, connaissent les fins secrètes et réelles du mouvement. Aussi ne sont-ils nullement troublés par les contradictions et les inconsistances de ses assertions publiques : ils savent qu’elles ont pour but de décevoir la masse, les adversaires, les « autres », et ils admirent le chef qui manie et pratique si bien le mensonge. Quant aux autres, à ceux qui croient, ils montrent par ce fait même qu’ils sont insensibles à la contradiction, imperméables au doute et incapables de penser.
L’ATTITUDE spirituelle que nous venons de décrire, attitude qui est celle de tous les régimes totalitaires et surtout, bien entendu, du régime totalitaire par excellence, c’est-à-dire du régime hitlérien34, implique, de toute évidence, une conception de l’homme, une anthropologie. Mais pour être opposée à l’anthropologie démocratique, ou libérale, l’anthropologie totalitaire ne consiste aucunement dans un renversement de valeurs qui, en abaissant la pensée, l’intelligence, la raison, mettrait au sommet de l’être humain les forces obscures, « telluriques », de l’instinct et du sang.
Sans doute, l’anthropologie totalitaire insiste-t-elle sur l’importance, le rôle et la primauté de l’action. Mais elle ne méprise aucunement la raison35. Ou du moins, ce qu’elle méprise, ou plus exactement, abhorre, ce ne sont que ses formes les plus hautes, l’intelligence intuitive, la pensée théorique, le nous comme l’appelaient les Grecs. Quant à la raison discursive, la raison ratiocinante et calculatrice, elle n’en méconnaît nullement la valeur36. Bien au contraire. Elle la met si haut qu’elle la dénie au commun des mortels. Dans l’anthropologie totalitaire l’homme ne se définit pas par la pensée, la raison, le jugement, justement parce que, selon elle, l’immense majorité des hommes en est dénuée. D’ailleurs, peut-on encore y parler de l’homme ? Aucunement. Car l’anthropologie totalitaire n’admet pas l’existence d’une essence humaine une et commune à tous37. Entre un homme et un « autre homme » la différence n’est pas, pour elle, une différence de degré, mais une différence de nature. La vieille définition grecque, qui détermine l’homme comme zoon logicon, repose sur une équivoque : il n’y a pas de liaison nécessaire entre logos-raison, et logos-parole, pas plus qu’il n’y a de commune mesure entre l’homme, animal raisonnable et l’homme, animal parlant. Car l’animal parlant est avant tout un animal crédule, et l’animal crédule est précisément celui qui ne pense pas38.
La pensée, estime-t-elle, c’est-à-dire la raison, discernement du vrai et du faux, décision et jugement, est une chose très rare et très peu répandue dans le monde. Une affaire de l’élite et non de la masse. Quant à celle-ci elle est guidée, ou mieux, mue, par l’instinct, la passion, par les sentiments et les ressentiments. Elle ne sait penser. Ni vouloir. Elle ne sait qu’obéir et que croire39.
Elle croit tout ce qu’on lui dit. Pourvu qu’on le dise avec assez d’insistance. Pourvu aussi que l’on flatte ses passions, ses haines, ses frayeurs. Il est donc inutile de chercher à rester en deçà des limites de la vraisemblance : au contraire, plus on ment grossièrement, massivement et crûment, mieux sera-t-on cru et suivi. Inutile également de chercher à éviter la contradiction : la masse ne la remarquera jamais ; inutile de chercher à coordonner ce que l’on dit aux uns avec ce que l’on dit aux autres : personne ne croira ce que l’on dit aux autres, et tout le monde croira ce que l’on dit à lui40;inutile de viser à la cohérence : la masse n’a pas de mémoire41; inutile de lui dissimuler la vérité : elle est radicalement incapable de la percevoir ; inutile même de lui cacher qu’on la trompe : elle ne comprendra jamais qu’il s’agit d’elle, qu’il s’agit du traitement auquel on la soumet42.
C’est cette anthropologie-là qui est à la base de la propagande des membres de la conspiration en plein jour: et c’est le succès même qu’elle remporte qui explique le mépris littéralement surhumain des totalitaires – nous voulons dire des membres de l’élite qui sait – pour la masse43, pour celle de leurs adversaires, comme pour celle de leurs adhérents ; pour la masse, c’est-à-dire pour tous ceux qui les croient et les suivent ; pour tous ceux aussi qui, sans les suivre, les croient. Nous n’allons pas contester le bien-fondé de cette attitude. Elle nous paraît, à nous, passablement justifiée. D’ailleurs, les représentants et les chefs des régimes totalitaires sont bien placés pour juger de la valeur intellectuelle et morale de leurs adhérents, de leurs dupes.
Nous nous bornerons simplement à constater que si la réussite de la conspiration des Totalitaires peut être considérée comme preuve expérimentale de leur doctrine anthropologique et de l’efficacité parfaite des méthodes d’enseignement et d’éducation fondées sur celle-ci, cette preuve ne vaut que pour leurs propres pays et leurs propres peuples. Elle ne vaut pas pour les autres, et notamment, pour les pays démocratiques qui, en demeurant obstinément incrédules, se sont montrés réfractaires à la propagande totalitaire : car, dans ces pays, cette propagande, bien que soutenue par des conspirations locales, n’a pu, en fin de compte, tromper qu’une certaine partie de la soi-disant « élite sociale ». Ainsi par un dernier paradoxe – qui, au fond, n’en est pas un, ce sont justement les masses populaires des pays démocratiques, de ces pays prétendument dégénérés et abâtardis qui, selon les principes mêmes de l’anthropologie totalitaire, se sont avérées appartenir à la catégorie supérieure de l’humanité et être composées d’hommes pensants, et ce sont, en revanche, les pseudo-aristocraties totalitaires qui représentent sa catégorie inférieure, celle de l’homme crédule et qui ne pense pas.
Notes :
- On trouve déjà dans les dialogues de Platon, et surtout dans la Rhétorique d’Aristote, une analyse magistrale de la structure psychologique, et donc de la technique, de la propagande.
- En trompant son adversaire ou son maître – le plus faible s’avère « plus fort » que celui-ci.
- Tromper, c’est aussi humilier, ce qui explique le mensonge souvent gratuit des femmes et des esclaves.
- Le régime totalitaire est essentiellement lié au mensonge. Aussi n’a-t-on jamais autant menti en France que depuis le jour où inaugurant la marche vers un régime totalitaire, le Maréchal Pétain a proclamé : « Je hais le mensonge ».
- Il est intéressant d’étudier, de ce point de vue, l’enseignement historique des régimes totalitaires et ses variations. Les nouveaux manuels d’histoire des écoles françaises offriraient une ample moisson à la réflexion.
- Le terme « parole » est pris ici dans le sens le plus large d’expression et de suggestion. Il est évident que l’on peut mentir sans ouvrir la bouche.
- Les morales religieuses font de la vérité une obligation envers Dieu et non envers les hommes. Elles interdisent de mentir « devant Dieu » et « aux hommes ».
- Cette considération est parfois présente même dans les morales religieuses. Du lait aux enfants, du vin aux adultes, dit saint Paul.
- On doit la vérité à ceux qu’on estime, à ses pairs ou à ses supérieurs. Inversement, le refus de la vérité implique manque d’estime, manque de respect.
- « Un gentleman ne ment pas. » Le véracité est une vertu aristocratique, liée à la notion de « l’honneur ». – Pour l’esclave, elle n’est pas une vertu, mais un devoir, une obligation.
- L’hypocrisie des formes conventionnelles du comportement social urbanité, politesse, etc., n’est pas « mensonge ».
- Les « siens » ont droit à la vérité ; mais non les « autres »?
13.* Au sens de tromperie. (N.D.E.)
- Commerçant et menteur étaient jadis des notions synonymes. « Qui ne trompe, ne vend », dit un vieux
proverbe slave. Aujourd’hui on admet que pour le commerçant, honesty is the best policy. - Le meilleur moyen de pousser l’opposition jusqu’au bout, c’est de la rendre biologique. Ce n’est pas un hasard que le fascisme soit devenu racisme
- La guerre état normal… L’hostilité du monde extérieur… Ce sont là les thèmes constants de la conscience de soi que les totalitaires inculquent à leurs peuples.
- Citons au hasard, l’entraînement au mensonge du jeune Spartiate et du jeune Indien; la mentalité du marrane, ou du jésuite
- C’est la mentalité de la guerre religieuse que traduit la formule célèbre : non servatur fides infidelibus.
- Le mensonge est une arme ; on ne l’emploiera donc pas si l’on n’est pas menacé et ne court pas de danger. Il en résulte qu’un groupement n’adoptera la règle du mensonge que si, étant le plus faible, il est attaqué et persécuté. S’il ne l’est pas, il reste exempt de la perversion étudiée par nous, même si tels les Jaïna et les Parsis il forme une communauté absolument et rigoureusement fermée.
- L’étude du groupement secret a été singulièrement négligée par la sociologie. Sans doute connaissons-nous relativement bien les sociétés secrètes de l’Afrique Equatoriale ; en revanche, nous ignorons tout, ou presque tout, de celles qui ont existé, et qui existent, en Europe. Ou, si parfois nous en connaissons l’histoire, nous ignorons la structure typologique de ces groupements, dont Simmel fut à peu près le seul à reconnaître l’importance.
- II y a, sans doute, des groupes – les groupes de parias – qui considèrent eux-mêmes l’appartenance au groupement comme un malheur ou un déshonneur. Ces groupes-là finissent généralement par disparaître. Mais tant qu’ils existent, ils considèrent toute évasion comme une trahison.
- Le type classique de groupement secret est le groupe auquel on accède par une initiation qui, généralement, comporte des degrés; des groupes secrets héréditaires existent également, mais ils sont très rares et, de plus, ces groupes comportent, eux aussi, des initiations. Au fond, dans ces groupements-là, c’est l’initiation qui est héréditaire ou héréditairement réservée.
- Les groupes d’initiation ne sont pas nécessairement des groupements secrets.
- Il en va tout autrement pour un groupement de propagande religieuse ou politique ouvert, groupement dont les membres acceptent ou recherchent le martyre en témoignage de leur foi, pour qui le martyre constitue un moyen de propagande et d’action.
- Aussi faut-il distinguer soigneusement entre la déclaration publique et la communication, plus ou moins secrète et complète, de la vérité ésotérique aux initiés et aux candidats à l’initiation.
- Croire aux renseignements et aux assertions ésotériques, c’est démontrer par là même l’insuffisance de son initiation ; c’est se disqualifier.
- On sait cependant à quel point les régimes totalitaires cultivent chez leurs adhérents et leurs peuples la psychologie du juste persécuté, du peuple élu entouré d’un monde d’ennemis qui lèsent ses droits et le menacent dans son existence. Inversion caractéristique de la situation réelle, qui nourrit le sursaut d’infériorité des totalitaires.
- La technique du mensonge au deuxième degré a été, on le sait bien, largement employée par la diplomatie bismarkienne. Son utilisation, concurremment avec celle du mensonge simple – ce qui a pour résultat de confondre l’adversaire – est caractéristique de la diplomatie totalitaire.
- Déception des adversaires ; en revanche les « siens », les initiés et ceux qui sont dignes de l’être y trouveront l’annonce et l’expression de la vérité.
- On pourrait l’appeler « l’aristocratie du mensonge » si ces termes ne juraient pas entre eux. En effet, une élite du mensonge est, nécessairement, une élite mensongère, une cacocratie et non une aristocratie.
- Pour celui qui sait lire, le but de domination mondiale est clairement formulé dans Mein Kampf.
- La théorie, c’est encore de la propagande. Propagée, il est vrai, par des non-initiés, qui y croient.
- Une espèce de contact mystique s’établit pour l’initié – ou pour celui qui croit l’être – entre lui-même et le chef.
- Le fascisme italien bien que tempore prior n’est qu’une pâle imitation, si ce n’est une caricature, du totalitarisme hitlérien.
- Elle méprise l’homme, et plus particulièrement, l’homme totalitaire. Cf. R. Avord, « Tyrannie et mépris des hommes », France Libre, n° 16, 1942.
- Comment le pourrait-elle ? Le totalitarisme qui, officiellement (c’est-à-dire, prétendument et faussement) dénigre la raison et l’organisation rationnelle, au profit de la vision et de la liaison organiques, ne réalise en fait que la plus rigide des mécaniques.
- Entre les membres de « l’élite » et le reste de l’humanité, l’homos sapiens et l’homo credulus, il y a pour l’anthropologie totalitaire autant de différence qu’il y en a pour l’anthropologie gnostique entre les hyliques et les pneumatiques ou dans l’anthropologie aristotélicienne, entre l’homme libre et l’esclave.
- L’animal pensant recherche l’intellection ; l’animal crédule, la certitude.
- Credere, obedire, combattere – tel est le devoir du peuple. La pensée est réservée au chef.
- La technique du mensonge multiple procède d’après le principe : « je suis oiseau, voyez mes ailes, je suis souris, vivent les rats » et offre le grand avantage de permettre la fausse confidence, équivalent psychique de la fausse initiation, qui donne aux trompés la (fausse) satisfaction de former une exception, de se croire dans le « secret », et d’éprouver un sentiment de supériorité et donc, de contentement, en voyant « les autres » succomber au mensonge.
- » Les Italiens sont des nordiques « déclara un beau jour Mussolini, après s’être pendant des années, publiquement et par écrit, moqué du racisme hitlérien.
- Aussi Hitler se permet-il d’exposer sa théorie du mensonge dans Mein Kampf. Très peu de ses lecteurs ont compris que c’était d’eux que l’on parlait.
- La notion de masse acquiert de cette façon un sens, en quelque sorte qualitatif et fonctionnel : la « masse » se définit par l’incapacité de penser, et celle-ci se révèle et se démontre dans et par le fait de croire aux doctrines, aux enseignements, aux promesses des Führer, des Duce et autres chefs des régimes totalitaires. Il est clair que pris dans ce sens, la terme « masse », désigne non plus une catégorie sociale, mais une catégorie intellectuelle et que les membres de la « masse » se recrutent bien souvent parmi ceux des « élites sociales ».