« Enfin, ce qui apparaît dans la cure, ou dans la clinique, comme évènement, comme « miracle », me parait davantage ressortir du génie de la « lalangue », c’est à dire de trouvailles métaphorico-métonymiques inédites qui viennent remanier le champ symbolique dans lequel le sujet fonctionnait jusque là. »
(1.08.2003)
C’est l’occasion de repréciser la position épistémologique que je défends, le point de vue qui me sert de guide. Le plus simple est de rappeler quelques propos de Lacan sur la place des mathématiques dans son enseignement, tels par exemple que ceux tenus le 4 février 1973 à Milano, alors qu’il était invité pour une conférence par la Scuola freudiana :
- Gianni Ottaviani, « Geometria del sacro »
- (Image venant de : Transfinito.eu)
» Tout ce qui pour chacun de nous constitue la réalité, la réalité dont on ne peut pas ne pas tenir compte, la réalité de la concierge, la réalité du copain, la réalité du voisin, la réalité de… du fait que vous êtes là à m’écouter, Dieu sait pourquoi, enfin : tout ça c’est du fantasme. Il n’y a aucune autre raison à aucun de vos actes présents, passés comme futurs, que du fantasme, hein ! Vous vous croyez obligés de faire des trucs qui ressemblent à ce que fait le voisin.
L’accès au réel, ce n’est pas commode en raison de ça. Heureusement, dans les coins où l’on s’y attendrait le moins, à savoir au niveau où l’on déconne si bien, dans la logique, il arrive de temps en temps qu’on serre les choses d’un peu plus près, d’un peu plus sérieux et, Dieu merci, il y a là la mathématique, et alors on arrive à s’apercevoir de ce que je vous ai dit tout à l’heure, c’est-à-dire qu’il y a des impasses.
L’impossible, il n’est que là que nous pouvons avoir une petite idée de ce qui serait un réel qui ne serait pas fantasmatique. On ne voit pas autrement où nous pourrions en avoir la moindre idée.
C’est donner une très grande portée à cet appareil, de premier abord si décevant, qu’est le langage.
Le langage signifie, et comme chacun sait, ça va pas loin.
On peut même lui donner quelque chose qui aille au-delà de la signification, c’est-à-dire essayer de lui donner un sens : et à la vérité on n’a encore jamais rien trouvé de mieux que de lui donner le sens de la jouissance.
Mais enfin ça tourne, tout ça, assez court pour qu’à se fier à son seul pouvoir d’écriture, à sa puissance formelle à lui, le langage, qui n’est pas tout à fait la même que celle de la Gestaltheorie, on arrive à des paradoxes.
C’est ça, c’est ça d’où nous pouvons prendre une toute petite idée que ça pourrait bien avoir un rapport avec le rée l. En tout cas, c’est à tenter… c’est à tenter, bien sûr, pour les spécialistes.
J’ai beaucoup interrogé les mathématiciens sur le sujet de ce d’où ils prennent leur jouissance.
La jouissance qui se prend dans une formalisation logico-mathématique, je ne peux pas dire que ça ne me dise pas, à moi, quelque chose. Mais c’est justement parce que je suis un de ces dangereux spécialistes dont je vous parlais tout à l’heure : je ne peux pas très bien dire laquelle.
Mais il y a une chose certaine : c’est qu’il n’y absolument pas moyen de soutenir le discours analytique, de le soutenir je veux dire de le justifier, si vous n’êtes pas un de ces dangereux spécialistes, parce que sans ça c’est absolument intolérable : c’est une position absolument abjecte. «
Voilà donc en quelques phrases exprimée la conviction de Lacan : il y a quelque chose dans les mathématiques qui nous permet de repérer un peu mieux les impasses du symbolique auxquelles nous sommes confrontés, alors même que celles-ci sont généralement masquées dans ce qu’on appelle « réalité », c’est à dire quelque chose qui est sous-tendu par le fantasme.
De plus, Lacan n’est pas dupe du piège de la jouissance attachée aux formalisations logico-mathématiques. Tout en confessant sa prise personnelle, on sait qu’il n’eut de cesse d’obtenir des mathématiciens quelque indice sur la nature de cette jouissance spécifique.
Voilà donc, tout simplement, le point de vue que je développe. Les impasses dont il est question, ce sont les apories, les contradictions, les paradoxes, c’est à dire ce qui nous renvoie à l’impossible, autre définition du réel lacanien. Et la logique devient elle-même une « science du réel », précisément parce qu’il existe une dialectique entre logique et paradoxe.
Lacan s’avère donc géomètre, mais il faut entendre ce terme au sens du Moyen-âge, c’est à dire comme un maître es-mathématiques, un savant généraliste. Et de fait, on le voit durant presque 25 ans, explorer lors de ses séminaires maints fils mathématiques, disons pour aller vite de la théorie des jeux à la théorie des nœuds.
Maintenant, la question est : qu’a à faire ce réel de la logique avec le réel qui concerne le sujet de l’inconscient ? Lacan a pu avancer que le sujet est lui-même réponse du réel quand on l’interroge sur un mode analytique. Mon hypothèse est qu’on parle bien du même concept : le réel est ce qui troue irrémédiablement tout discours alors même qu’il le cause, fut-il celui de la logique, en même temps qu’il est ce à quoi s’articule les chaînes signifiantes sur le plan de l’inconscient. Le sujet se trouve représenté dans le champ du langage, un signifiant le représentant pour un autre signifiant, ce qui l’inscrit d’emblée au chapitre des impasses de ce langage. Aussi bien le traumatisme est-il aussi trou-matisme, c’est à dire butée brutale sur l’abîme du sens.
C’est encore l’approche topologique qui nous permet le mieux de saisir cette articulation entre réel et symbolique. Il suffit ici d’évoquer la figure du tore, ce qui correspond à une première approche lacanienne, bien avant son écriture borroméenne, pour que soit simplement rendue la tension de la surface symbolique autour du vide du réel. (attention cependant car le réel n’est pas que vide, ce qui correspond plutôt à son approche imaginaire ; il est aussi « manque de », ce qui correspond à une approche symbolique ; il est enfin trou et correspond à son approche topologique, sa « réelisation » comme je le dis).
Je pense en effet que la topologie correspond à une réelisation du symbolique et de l’imaginaire. C’est justement là l’objet du dernier travail de Lacan, et aussi le dernier grand emprunt qu’il fait aux mathématiques. Mais auparavant, on le voit se piquer d’intérêt pour la théorie des nombres, la théorie des ensembles, les différentes logiques de Frege, de Peirce, et aussi pour la bonne vieille géométrie grecque.
Cette géométrie, il la définit comme une démarche imaginairement symbolique. Je développe dans « Lacan géomètre » l’idée qu’il est peut-être possible de concevoir l’algèbre et l’analyse comme une démarche symboliquement imaginaire (la géométrie analytique de Descartes est précisément la reprise des lignes des figures dans le champ des petites lettres et de la numération).
Pour finir, je voudrais signaler que je n’ai jamais dit que « la guérison viendrait d’un nouveau but de réel ». D’abord parce qu’il n’y a pas de « guérison » en psychanalyse, ou alors de surcroît, mais bien plutôt un repérage progressif du fantasme fondamental qui nous tient. D’autre part, je viens de montrer qu’il n’y a pas de nouveau but par rapport au réel : le parlêtre est confronté au réel en ce qu’il le conditionne, tant dans son discours dit « social » que dans ce qui lui échappe au sens de l’inconscient.
Enfin, ce qui apparaît dans la cure, ou dans la clinique, comme évènement, comme « miracle », me parait davantage ressortir du génie de la « lalangue », c’est à dire de trouvailles métaphorico-métonymiques inédites qui viennent remanier le champ symbolique dans lequel le sujet fonctionnait jusque là. Sans doute l’interprétation analytique, comme coupure, s’appuie suffisamment sur l’équivoque pour qu’éventuellement se produisent ces remaniements. Il y a d’ailleurs lieu de prendre en compte l’acte de l’analyste en ce qu’il ne se résout pas seulement en cette équivoque : comme tel, il relève aussi du réel.
Alain Cochet, psychanalyste, mathématicien, expert de topologie, auteur de Lacan Géomètre et de Nodologie lacanienne. Il vit et travaille à Rennes.