Si on considère l’œuvre de Freud sur le plan de ses constructions graphiques, on ne peut pas manquer de s’étonner lorsque l’on réalise qu’elles se laissent classer en deux genres. Les unes ont une structure en arbre (ex. : l’Esquisse, le schéma perception-conscience de la lettre 52, les schémas de la Traumdeutung) ; ces formations graphiques témoignent toujours de l’effort de Freud pour saisir la structure, elles sont linéaires. Les autres ont une structure en boucle comme le schéma du manuscrit M qui montre le travail analytique à accomplir sur la structure hystérique, travail qui consiste en un nombre de boucles (Schleifen) et le schéma dit « sexuel » du manuscrit G où il montre le fonctionnement circulaire de la tension sexuelle qui lui permet de distinguer la mélancolie de la neurasthénie et la névrose d’angoisse.
La raison freudienne dans sa dimension graphique met en jeu la structure linéaire du signifiant et la structure circulaire de la pulsion. Nous allons tâcher de mettre en lumière le rapport entre ces deux structures.
Je dis « en lumière » à dessein, puisque Freud nous indique dans la Traumdeutung que son schéma perception-conscience procède de quelque chose d’analogue à la lumière dont la réfraction changerait de couche en couche.
Nous voudrions subvertir la métaphore optique de Freud, si chère à la méthodologie d’un Descartes qui en fit un traité, et qui répond chez Freud à l’image qu’il se fait du processus d’accumulation et de stratification des données dont relève le phénomène.
Nous voudrions avancer une autre façon d’éclairer la lecture de ce schéma perception-conscience et de le nouer à la pulsion. Comment passer de la métaphore optique à la logique du signifiant ? La lumière a ceci de commun avec le signifiant qu’elle se transmet sur un mode linéaire dans une temporalité donnée.
Nous voudrions montrer que ce graphe élémentaire peut être utilisé de telle façon qu’il puisse identifier la pertinence des deux opérations graphiques que Lacan nous lègue « clefs en main », puisque nous ne savons rien des principes qui ont gouverné le montage des schémas L et R. Nous devons y chercher la logique qui commande le montage.
Nous voudrions aussi montrer que le pliage que nous allons faire subir au graphe perception-conscience de Freud permet d’arriver à donner une représentation graphique de la pulsation de l’inconscient en utilisant l’astuce et la trouvaille de Jean-Michel Vappereau 1. Car Lacan s’échine tout au long de son séminaire à appuyer sans cesse sur cette notion de pulsation temporelle de l’inconscient. Elle se traduit par la rencontre de ce qui un instant apparaît dans l’ouverture de la fente, la schize, et qui s’évanouit à l’instant même en une fermeture.
Ce qui distingue le graphe de Freud et les deux graphes de Lacan est que le premier est un graphe ouvert, ses deux extrémités sont libres, alors que les deux schémas de Lacan sont des graphes fermés.
En décembre 1896, qui date la conception de son schéma, Freud n’a évidemment pas les moyens de produire autre chose qu’un graphe ouvert. Quelques années plus tard, dans la Traumdeutung, il reprend, concernant le travail du rêve, l’idée de la lettre 52. À regarder attentivement les schémas modifiés qui en résultent, on aperçoit deux flèches aux extrémités. Des flèches qui sont une véritable invitation – pour peu que l’analyste soit animé du désir du topologue – à mettre en continuité les deux extrémités du graphe ouvert.
Mais comment passer de la linéarité à la circularité ?
Lorsque Freud s’est littéralement imposé d’inventer le concept de pulsion, il se trouve confronté à un tel passage. Il se l’est imposé comme une nécessité. Il décide d’emblée, à ses risques, de le construire comme un concept fondamental de la psychanalyse. Il reconnaît se fonder sur une idée abstraite aux contours flous qui ne relève pas seulement de l’expérience de la cure. Il faut d’abord deviner l’idée – écrit-il – avant même de pouvoir en avoir la connaissance et en fournir la preuve. Il accepte avec une assurance remarquable l’empirisme de sa position et reconnaît la place qu’occupe l’intuition dans la genèse de ce concept.
La nécessité d’inventer ce concept tient au fait que l’inconscient comme phénomène se manifeste d’abord dans sa pratique essentiellement sous la forme d’une discontinuité que Freud va interroger comme personne ne l’a jamais fait avant lui. Partant de l’intuition du concept de la pulsion où il pose sa fiction comme une convention, Freud se propose de lui donner un contenu en soumettant ce dernier au matériel de l’expérience analytique.
Ce n’est pas l’expérience qui fait le concept, c’est le concept qui est vérifié par l’expérience analytique.
Telle est la méthodologie que Freud nous propose. Cette méthode a pour but de surmonter la difficulté dans laquelle il se trouve pour forger le concept de l’inconscient dont il doit extraire le savoir. La méthode freudienne a ceci de remarquable qu’elle va réaliser à partir de ce qui n’est pas encore. Elle doit toujours réaliser le concept qui manque, c’est le prix du maintien de l’ouverture de l’inconscient, c’est l’épreuve de la théorie qui se présente à la pensée de Freud avec une audace, une certitude qui impressionne encore.
Il cherche un point d’appui et une limite. Le point d’appui est celui qui permettrait de séparer avec efficacité un dedans et un dehors. Et où le trouve-t-il ?, dans la décharge motrice que motive la fuite de la source d’excitation. La limite, c’est la somato-psychique qu’il trouve dans les zones érogènes. Et il énonce l’essence de la pulsion : elle prend son origine à l’intérieur de l’organisme, elle est un concept limite entre le psychique et le somatique, elle se manifeste par une poussée constante, la fuite n’en vient jamais à bout. Le terme de pulsion recouvre une fiction du vivant qui ne peut se concevoir dans sa nature que comme biologique ; elle s’attache à un mode d’énergie psychique spécifique, l’énergie sexuelle, la libido. Elle se distingue de tous modes d’excitation extrinsèques, agissant sur le mode d’un impact unique ne pouvant être supprimé qu’à se soustraire de façon appropriée par la fuite motrice.
Le texte de Freud est décidé, ingénieux. Il lève le voile et jette une lumière inédite sur l’ombre que la faille laisse entr’apercevoir d’où il extirpe l’objet qu’il expose avec clarté et c’est d’ailleurs ce qui pose un certain nombre de difficultés au lecteur d’aujourd’hui. Cela c’est ouvert et cela c’est refermé. Il faut ré-ouvrir le texte qui, bien loin d’épuiser pour autant les questions, en pose d’autres. Prenons par exemple le terme de libido, est-elle une ou est-elle deux ?
On pourrait répondre hâtivement que Freud la fait deux ; celle qui se fixe sur lesobjets et celle qui se fixe sur le moi. Cette réponse n’est pas fausse, mais elle n’est pas tout à fait juste non plus. Avec le concept de libido que la raison freudienne déploie, on assiste à l’émergence d’une dimension paradoxale si nous répondons que la libido est une et deux à la fois.
Mais comment cela est-il possible ? La libido a une structure moebienne. En effet, la bande bilatère à laquelle on fait subir une torsion et dont on raboute les extrémités montre qu’avec du deux, on peut faire du un. Eh bien la libido c’est cela et bien plus encore lorsque Lacan sur les traces de la caverne de Platon forgera, en s’amusant du « un mythique », le mythe de la lamelle 2 où il montrera que son domaine est bien plus étendu que celui du corps propre bien que sa source soit intrinsèque à l’organisme.
Freud enfonce le clou en énonçant les quatre caractéristiques de la pulsion : poussée, but, objet, source. Il trace assurément sa voie dans le réel à la force de son désir. Le concept tourne déjà et il peut maintenant un moment s’apaiser ; il a trouvé ce qu’il cherchait depuis longtemps, un concept dont la source est interne qui s’appareille avec un objet qui la plupart du temps lui est extérieur.
Une dialectique nouvelle s’instaure selon une dynamique d’aller et retour, de circularité entre le dedans et le dehors, le somatique et le psychique ; elle répond de la raison freudienne, et pour longtemps.
Comment passer de la ligne au circuit ? Comment boucler le schéma perception-conscience de la lettre 52 ?
Il faut avoir l’esprit du topologue pour s’affranchir de l’orthodoxie que la ligne droite impose à nos yeux, élémentaire comme la « forme la plus concise de l’infinité des possibilités de mouvement ». Elle nous capture comme en témoigne cette définition de Kandinsky. La ligne droite et le trait qui la signifie exercent leur pouvoir séparateur au point de nous faire oublier que l’on peut la déformer.
C’est ce que nous allons faire.
Lacan sort de son chapeau le mythe de la lamelle en réponse à Loewenstein qui l’a interpellé lors de la Xe rencontre des psychanalystes de langue française : « Monsieur Lacan attaque le biologisme ; on ne peut pas s’en passer, c’est une chose inévitable, on ne doit même pas s’en passer ». Ignacio Gárate-Martínez « Re-susciter le statut du théorique en psychanalyse », « Boletín de la Institución Libre de Enseñanza », n° 3, Madrid, 1987.
Prenons le schéma de Freud :