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L’illettrisme, frontière de nos politiques éducatives et linguistiques

Nicolas Gachon
Maître de Conférences, Université de Montpellier III

Cette réflexion aborde la question de l’illettrisme d’un point de vue politique et dans une perspective éducative et linguistique. Parler d’illettrisme est toujours extrêmement délicat dans la mesure où le terme même semble associé à un aveu d’échec intrinsèque, suggérant d’emblée une problématique complexe et déclencheuse, presque immanquablement, de rhétoriques normatives qui, finalement, posent plus de problèmes qu’elle n’en résolvent. D’un point de vue politique, parler d’illettrisme est plus difficile encore que parler d’analphabétisme dans la mesure où c’est précisément lorsqu’il y a eu apprentissage de la lecture et de l’écriture que l’on parle d’illettrisme, lorsque ledit apprentissage n’a pu conduire à leur maîtrise ou que cette maîtrise, temporairement acquise, en a été perdue. L’illettrisme, par conséquent, consacre deux principaux échecs politiques : l’échec des dispositifs éducatifs et un échec environnementaliste dès lors que des environnements sociaux, économiques, culturels, religieux, etc. se sont avérés délétères. Il est pourtant aussi essentiel qu’urgent de pouvoir parler d’illettrisme de manière ouverte et pragmatique, sans chercher systématiquement à désigner des coupables dont nous sommes tous, à des degrés divers, dès lors que nous exerçons ou avons exercé des responsabilités dans le domaine de la formation et de l’éducation. Car l’illettrisme se trouve à la frontière de nos politiques linguistiques et éducatives, frontière excentrée de nos échecs, mais en même temps frontière ouverte à transcender politiquement et à recentrer pour une société plus opérationnelle et garante du lien social.

 

L’illettrisme est une métaphore politique en ce qu’il repose perpétuellement la question fondamentale de la finalité, de la justification et du devenir de nos dispositifs éducatifs. Une des fonctions fondamentale de ces dispositifs est de préparer les nouvelles générations à la complexité des sociétés dont nous avons nous-mêmes hérité, que nous avons modifiées et dans lesquelles elles auront à exister et se développer. S’il n’est pas trop de plus de vingt années, en moyenne, pour atteindre cet objectif dans les pays occidentaux, le dispositif se révèle d’une fragilité voire d’une incohérence extrême pour quiconque n’a pas accès à la lettre, aux savoirs et aux savoir-faire minimaux sans lesquels on ne peut accéder ni à l’objet de l’apprentissage, ni même à son outil. Dans une telle configuration, le savoir n’est autre que le pouvoir, et la lettre la norme qui repousse de facto au banc de la société quiconque n’est pas en mesure de s’approprier le code de légitimité sociale qu’elle symbolise. Le principe républicain d’éducation de masse prend ici tout son sens, et toute sa cohérence à la condition de prêter la plus grande attention à ces exceptions qui confirment les règles, mais qui, parfois aussi, les infirment. Il suffit de peu pour glisser de la masse à la nasse, de l’universalisme républicain à l’élitisme académique qui concentre le pouvoir et crée des déficits d’influence politique dont l’illettrisme constitue l’une des expressions.

 

S’il appartient à chaque État de resserrer les mailles de ses dispositifs éducatifs, non pas pour filtrer des élites mais pour inclure le plus grand nombre, la problématique de l’illettrisme se double, fort significativement, d’une portée politique multilatérale et inter-étatique. Ainsi, alors que l’existence de la Francophonie est fondée sur une lettre en partage, la langue française, son influence politique en tant qu’organisation reste encore fragile et aléatoire. La puissance d’une organisation procède de la puissance cumulée de ses composantes, ce qui fait de l’aide au développement non seulement une urgence mais un formidable outil pour le partage et la répartition du pouvoir politique dans le monde de demain. La Francophonie gagnerait à fédérer ses innombrables initiatives et programmes dans une action concertée en faveur de l’éducation pour tous, de l’alphabétisation et de la lutte contre l’illettrisme à travers le monde afin d’offrir à toutes celles et ceux dont l’existence même ne parvient à s’épanouir un accès, via au moins un cycle complet d’études primaires, à la lecture et à l’écriture, au savoir et au pouvoir politique. C’est sur ce front-là que sera perdu ou gagné le combat contre les totalitarismes de toutes sortes, qu’ils soient intellectuels, économiques, politiques ou religieux. La Francophonie se ferait alors le vecteur d’une transaction universelle qui validerait politiquement l’immensité de son héritage culturel. Des millions d’individus à travers le monde trouveraient alors les raisons d’apprendre et de s’approprier le français, celles qui lui font cruellement défaut aujourd’hui. L’influence de la Francophonie serait renforcée et conquérante, inscrite dans le temps politique de générations d’individus rendus capables de lire et d’écrire, capables d’accéder à un code, à une pensée politique, capables de s’affirmer et de générer, partout où il en est besoin, des modèle alternatifs d’intégration sociale.