Voici ci-dessous, un texte de Paul Virilio daté de 1997, que le monde Diplomatique a cru bon de mettre gratuitement à la disposition de tous. Où étions-nous en 1997 ?
Le Monde Diplomatique 1997 | http://www.monde-diplomatique.fr |
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FIN DE L’HISTOIRE, OU FIN DE LA GÉOGRAPHIE ? Un monde surexposé TOTALITÉ ou globalité ? Comment ne pas se poser la question de savoir ce que recouvre le terme sans cesse répété de « mondialisation » ? S’agit-il d’un mot destiné à renouveler celui d’internationalisme, trop marqué par le communisme, ou, comme on le prétend souvent, d’une référence au capitalisme du marché unique ? Dans un cas comme dans l’autre, on est loin du compte. Après la « fin de l’histoire », prématurément annoncée par Francis Fukuyama il y a quelques années, la mondialisation annonce, en fait, la fin de la géographie, la fin de l’espace d’une petite planète en suspension dans l’éther électronique de nos modernes moyens de télécommunications.
Philosophe et urbaniste. Auteur, entre autres, de La Bombe informatique, Galilée, Paris, 1998.
Ne l’oublions plus, « l’achèvement est une limite » (Aristote), et l’accomplissement parfait une conclusion définitive. Le temps du monde fini s’achève et, à défaut d’être astronome ou géophysicien, l’être humain ne comprendra rien à la soudaine mondialisation de l’histoire sans faire retour à la physique et à la réalité du moment. Prétendre, comme c’est désormais le cas, que le terme de mondialisme illustre le succès de la libre entreprise sur le collectivisme totalitaire, c’est ne rien comprendre à l’actuelle perte des distances de temps et à l’incessant feed-back, au télescopage des activités industrielles ou postindustrielles. Comment imaginer la mutation informationnelle si nous en restons à une approche idéologique, alors qu’il faudrait justement relancer, de toute urgence, une approche géostratégique pour découvrir l’ampleur du phénomène en cours ? Et cela, pour revenir à la Terre, non pas au sens vieux du sol nourricier, mais bien à celui de l’astre céleste et unique que nous occupons… Revenir au monde, à ses dimensions et à leur perte prochaine dans l’accélération, non plus de l’histoire = qui vient de perdre le temps local, sa base concrète = mais à l’accélération de la réalité elle-même, avec l’importance nouvelle de ce temps mondial dont l’instantanéité efface définitivement la réalité des distances, de ces intervalles géographiques qui organisaient, hier encore, la politique des nations et leurs coalitions, et dont la guerre froide a manifesté l’importance, à l’époque de la politique des blocs Est/Ouest. Physique et métaphysique, depuis Aristote ces deux termes sont philosophiquement entendus et compris, mais que dire de géophysique et métagéophysique ? Le doute subsiste sur le sens de ce dernier mot, alors même que la réalité des faits ne cesse d’illustrer la perte du fondement géographique des continents, au bénéfice des télécontinents et d’une communication mondiale devenue quasi instantanée… Après l’importance politique extrême de la géophysique du globe sur l’histoire de sociétés qui étaient moins séparées par leurs frontières nationales que par les délais et les distances de la communication d’un point à un autre, vient de se révéler, depuis peu, l’importance transpolitique de cette sorte de métagéophysique que représente pour nous l’interactivité quasi cybernétique du monde contemporain. Puisque toute présence n’est présente qu’à distance, la téléprésence de l’ère de la mondialisation des échanges ne saurait s’installer que dans l’écartement le plus vaste qui soit. Écartement qui s’étend désormais aux antipodes du globe, d’une rive à l’autre de la réalité présente, mais d’une réalité métagéophysique qui ajuste étroitement les télécontinents d’une réalité virtuelle qui accapare l’essentiel de l’activité économique des nations, et, a contrario, désintègre des cultures précisément situées dans l’espace physique du globe. A défaut d’une fin de l’histoire, c’est donc bien à la fin de la géographie que nous assistons. Là où les anciennes distances de temps produisaient, jusqu’à la révolution des transports du siècle dernier, l’éloignement propice des diverses sociétés, à l’ère de la révolution des transmissions qui commence le continuel feed-back des activités humaines engendre l’invisible menace d’un accident de cette interactivité généralisée, dont le krach boursier pourrait être le symptôme. Une anecdote particulièrement significative illustrera ce propos : depuis peu, ou plus exactement, depuis le début de la décennie 90, pour le Pentagone, la géostratégie retourne le globe comme un gant ! En effet, pour les responsables militaires américains, le global c’est l’intérieur d’un monde fini, dont la finitude même pose des problèmes logistiques nombreux… Et le local, c’est l’extérieur, la périphérie, pour ne pas dire la grande banlieue de la planète ! Ainsi, pour l’état-major des forces armées des États-Unis, les pépins ne sont plus à l’intérieur des pommes, ni les quartiers au centre de l’orange : l’écorce est retournée, l’extérieur ce n’est plus seulement la peau, la surface de la Terre, c’est tout ce qui est in situ, précisément localisé ici ou là. Partout et maintenantLa voilà la grande mutation globalitaire, celle qui extravertit la localité – toute localité – et qui déporte non plus des personnes, des populations entières, comme hier, mais leur lieu de vie et de subsistance économique. Délocalisation globale qui affecte la nature même de l’identité, non plus seulement « nationale » mais « sociale », remettant en cause non pas tant l’Etat-nation que la ville, la géopolitique des nations. « Pour la première fois, déclarait le président des États-unis, William Clinton, il n’y a plus de différence entre la politique intérieure et la politique étrangère. » Plus de distinction entre le « dehors » et le « dedans » certes, à l’exception toutefois, du retournement topologique opéré précédemment par le Pentagone et le département d’État ! En fait, la formule du président américain introduit historiquement la nouvelle dimension métapolitique d’un pouvoir devenu global et accrédite la venue d’une politique intérieure qui serait traitée comme l’était naguère la politique extérieure. La ville réelle, localement située et qui donnait jusqu’à son nom à la politique des nations, cède sa primauté à la ville virtuelle, cette « métacité » déterritorialisée qui deviendrait ainsi le siège de cette métropolitique dont le caractère totalitaire, ou plutôt globalitaire, n’échappera à personne. Nous l’avions sans doute oublié, à côté de la richesse et de son accumulation, il y a la vitesse et sa concentration, sans lesquelles la centralisation des pouvoirs qui se sont succédé au cours de l’histoire, n’aurait tout simplement pas eu lieu : pouvoir féodal et monarchique ou pouvoir de l’État national contemporain, pour lesquels l’accélération des transports et des transmissions facilitait le gouvernement des populations. Avec la nouvelle mondialisation des échanges, la cité revient au premier plan. Forme historique majeure de l’humanité, la métropole concentre la vitalité des nations du globe. Mais cette cité locale n’est déjà plus qu’un quartier, un arrondissement parmi d’autres de l’invisible « métacité mondiale » dont « le centre est partout et la circonférence nulle part » (Pascal). Hypercentre virtuel, dont les villes réelles ne sont jamais que la périphérie, ce phénomène accentuant encore, après la désertification de l’espace rural, le déclin de villes moyennes, incapables de résister longtemps à l’attraction de métropoles disposant de l’intégralité des équipements de télécommunications, comme des liaisons terrestres ou aériennes à grande vitesse. Phénomène métropolitique d’une hyperconcentration humaine catastrophique qui vient à supprimer progressivement l’urgence d’une véritable géopolitique des populations autrefois harmonieusement réparties sur l’ensemble de leurs territoires. Pour illustrer les conséquences récentes des télécommunications personnelles sur la politique municipale, une autre anecdote : depuis la soudaine prolifération des téléphones portables, la police du district de Los Angeles se trouve devant un nouveau type de difficulté. Alors que, jusqu’à présent, les divers trafics de drogue se trouvaient précisément situés dans quelques quartiers contrôlables par les brigades de la lutte antinarcotique, ces dernières se sont trouvées fort dépourvues devant le caractère aléatoire et foncièrement délocalisé de la rencontre de dealers et de consommateurs disposant de liaisons téléphoniques mobiles, pour se retrouver ici ou là, quelque part, n’importe où… Un même phénomène technique facilitant à la fois la concentration métropolitaine et la dispersion des risques majeurs, il fallait y songer pour promouvoir demain, en tout cas très bientôt, un contrôle cybernétique approprié aux réseaux personnels… D’où la fuite en avant d’Internet, réseau militaire récemment « civilisé ». En fait, plus les distances de temps s’abolissent et plus l’image de l’espace se dilate : « On dirait qu’une explosion a eu lieu sur toute la planète. Le moindre recoin se trouve tiré de l’ombre par une lumière crue », écrivait Ernst Jünger, à propos de cette illumination qui éclaire la réalité du monde. La venue du live, du « direct », provoquée par la mise en œuvre de la vitesse des ondes, transforme l’ancienne « télévision » en une grande optique planétaire. Avec CNN et ses divers avatars, la télévision cède la place à la télésurveillance. Phénomène sécuritaire de contrôle médiatique de la vie des nations, cette soudaine focalisation annonce l’aube d’une journée particulière échappant totalement à l’alternance diurne-nocturne qui avait jusqu’ici structuré l’histoire. Avec ce faux jour produit par l’illumination des télécommunications, se lève un soleil d’artifice, un éclairage de secours qui inaugure un temps nouveau – temps mondial où la simultanéité des actions devrait bientôt l’emporter sur leur classique successivité. La continuité visuelle (audiovisuelle) remplaçant progressivement la perte d’importance de la contiguïté territoriale des nations, les frontières politiques allaient elles-mêmes se déplacer de l’espace réel de la géopolitique, au temps réel de la chronopolitique de la transmission de l’image et du son. Deux aspects complémentaires de la mondialisation sont donc à prendre en compte désormais : d’une part, l’extrême réduction des distances résultant de la compression temporelle des transports comme des transmissions ; d’autre part, la généralisation en cours de la télésurveillance. Vision d’un monde constamment « téléprésent », 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, grâce à l’artifice de cette optique transhorizon qui donne à voir ce qui était naguère hors de vue. « Toute image a un destin de grandissement », déclarait Gaston Bachelard. Ce destin des images, c’est la science, la techno-science de l’optique qui l’assume. Hier, avec le télescope et le microscope ; demain, avec cette télésurveillance domestique qui surpassera les dimensions proprement militaires du phénomène. En effet, l’épuisement de l’importance politique de l’étendue, issue de la pollution inaperçue de la grandeur nature du globe terrestre par l’accélération, exige l’invention d’une grande optique de substitution. Optique active (ondulatoire) qui vient à renouveler de fond en comble l’usage de l’optique passive (géométrique) de l’ère de la lunette de Galilée. Et cela, comme si la perte de la ligne d’horizon de la perspective géographique nécessitait impérativement la mise en œuvre d’un horizon de substitution. « Horizon artificiel » d’un écran ou d’un moniteur susceptible d’afficher en permanence la prépondérance nouvelle de la perspective médiatique sur celle, immédiate, de l’espace. Le relief de l’événement « téléprésent » prenant, dès lors, le pas sur les trois dimensions du volume des objets ou des lieux, ici présents. On comprend mieux ainsi la soudaine multiplication des « grands luminaires » : ces satellites d’observation météorologique ou militaire. La mise en orbite répétée de satellites de transmission, la généralisation de la vidéosurveillance métropolitaine, ou encore le développement récent des live cams sur le réseau Internet. Tout cela contribuant, comme nous l’avons vu précédemment, à l’inversion des notions habituelles d’intérieur et d’extérieur. Finalement, cette visualisation généralisée est l’aspect le plus marquant de ce que l’on dénomme la virtualisation. La fameuse « réalité virtuelle », ce n’est pas tellement la navigation coutumière dans le cyberespace des réseaux, c’est d’abord l’amplification de l’épaisseur optique des apparences du monde réel. Amplification qui tente de compenser la contraction tellurique des distances provoquée par la compression temporelle des télécommunications instantanées. Dans un monde de téléprésence obligée qui submerge la présence immédiate des uns et des autres (dans le commerce ou le travail…) la « télévision » ne peut plus être ce qu’elle était depuis un demi-siècle : lieu de divertissement ou de promotion culturelle, elle doit d’abord donner le jour au temps mondial des échanges, à cette vision virtuelle qui supplante celle du monde réel qui nous entoure. La grande optique transhorizon est donc le lieu de toute « virtualisation » (stratégique, économique ou politique…). Sans elle, le développement du globalitarisme, qui s’apprête à renouveler les totalitarismes du passé, serait inefficace. Pour donner du relief, de l’épaisseur optique à la mondialisation, il faut non seulement se brancher sur les réseaux cybernétiques, mais surtout dédoubler la réalité du monde. A l’instar de la stéréophonie et de la stéréoscopie qui distinguent la gauche et la droite pour faciliter la perception du relief audio et visuel, il faut à tout prix réaliser la rupture de la réalité première en élaborant une stéréo-réalité composée, d’une part, de la réalité actuelle des apparences immédiates et, d’autre part, de la réalité virtuelle des trans-apparences médiatiques. C’est seulement lorsque cet « effet de réel » sera popularisé et banalisé que l’on pourra effectivement parler de mondialisation. Parvenir enfin à « mettre en lumière » un monde surexposé et sans angles morts, sans « zones d’ombre » – à l’exemple de la microvidéo qui remplace à la fois les phares de recul et les rétroviseurs des automobiles -, voilà l’objectif des techniques de la vision synthétique. Puisque toute image vaut mieux qu’un long discours, le dessein des multimédias est de muter notre vieille télévision en une sorte de télescopie domestique, pour voir, prévoir le monde qui vient, à l’exemple de ce qui s’opère déjà avec la météorologie. Faire de l’écran l’ultime fenêtre, mais une fenêtre qui permettrait moins de recevoir des données que d’apercevoir l’horizon de la mondialisation, l’espace de sa virtualisation accélérée… La machine panoptiquePrenons un exemple pratique, largement mésestimé : celui des live cameras, ces capteurs vidéo installés un peu partout dans le monde et accessibles uniquement sur Internet. Apparemment anecdotique et futile, le phénomène se répand cependant dans toutes les régions de pays de plus en plus nombreux : de la baie de San Francisco au mur des Lamentations à Jérusalem, en passant par l’intérieur des bureaux ou des appartements de quelques exhibitionnistes, la caméra-direct permet de découvrir en temps réel ce qui se produit à l’autre bout de la planète, à l’instant même. Ici, l’ordinateur n’est plus seulement une machine à consulter des informations, mais une machine de vision automatique opérant dans l’espace d’une réalité géographique intégralement virtualisée. Certains adeptes d’Internet n’hésitant même plus à vivre en direct, internés dans les circuits fermés de la Toile, ils offrent leur intimité à l’attention de tous. Figures d’un voyeurisme universel, cette introspection collectiviste est appelée à se répandre prochainement, à la vitesse du marché unique de la publicité universelle qui s’annonce. Simple « réclame d’un produit industriel ou artisanal » au XIXe siècle, suscitant des désirs au XXe , la « publicité » s’apprête à devenir, au XXIe siècle, pure « communication », exigeant, par là même, le déploiement d’un espace publicitaire aux dimensions de l’horizon de visibilité du globe. Ne se satisfaisant nullement de l’affichage classique, ni de la coupure de programmes radiophoniques ou télévisuels, la publicité globale exige encore d’imposer son « environnement » à la contemplation d’une foule de téléspectateurs devenus entre-temps « téléacteurs » et surtout téléacheteurs. Toujours sur Internet, certaines cités oubliées des touristes vantent leurs mérites et des hôtels alpestres la beauté de leurs panoramas. Des artistes du land art s’apprêtent à équiper leurs œuvres de multiples caméras Web. Enfin, on peut aussi voyager par substitution : faire le tour de l’Amérique, visiter le Japon, Hongkong et même une station antarctique dans sa nuit polaire… Malgré la faible qualité optique de ce support, le « direct » est devenu un instrument de promotion qui dirige le regard de tous vers des points de vue privilégiés. Rien n’arrive, tout se passe. L’optique électronique devient le « moteur de recherche » d’une prévision mondialisée. Si jadis, avec la fameuse « longue- vue », il s’agissait seulement d’observer par-delà la ligne d’horizon ce qui surgissait d’inattendu, actuellement, il s’agit d’apercevoir ce qui se passe aux antipodes, sur la face cachée de la Terre. Ainsi, sans l’assistance de l’« horizon artificiel » du multimédia, pas de navigation possible dans l’éther électronique de la mondialisation. Membre fantôme, la Terre ne s’étend plus à perte de vue, elle se donne à voir sous toutes ses faces dans l’étrange lucarne. La soudaine multiplication des points de vue n’est donc que l’effet d’annonce de la toute dernière globalisation : celle du regard, de l’œil unique du cyclope qui gouverne la caverne, cette boîte noire qui dissimule de plus en plus mal le grand soir de l’histoire, une histoire victime du syndrome de l’accomplissement total.
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