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Article sur le livre de Charley Supper : « Illettrisme et Sexuation »

Le livre de Charley Supper, « Illettrisme et sexuation«  (édité par l’auteur) est une contribution radicale à l’analyse de l’illettrisme. Il distingue l’illettrisme que l’on confond souvent avec l’analphabétisme, le retard scolaire, l’arriération mentale, la dyslexie, le mutisme, l’autisme et l’appellation “B4” de l’ANPE qui se réfère aux immigrés qui n’ont pas acquis la langue de la France.

Voici l’approche de Charley Supper qu’il affiche dés le début du livre :
« L’illettrisme, nous allons tenter d’en approcher les symptômes dont nous affirmons qu’ils ont pour base une non-inscription, un non-enregistrement de la sexuation symbolique » (8).

Cet illettrisme permet à Charley Supper de parler aussi d’un autre classement des pathologies à propos de l’éventail des pathologies administratives. Pathologies qui sont le fait du discours de l’administration sociale. La recherche génétique des causes de l’autisme, sponsorisée en Italie par une multinationale pharmaceutique, se range ainsi parmi ces créations administratives. Chaque détail de la vie est traité socialement comme une pathologie à soigner avec des substances : ce qui est très bien rendu par le titre d’un livre récent de Thomas Szasz, Pharmacratie.

Christiane Apprieux,

Christiane Apprieux, « Corpo in gloria », 2007

 

L’approche de Charley Supper est intellectuelle, il ne cherche pas le remède chimique à l’absence d’intellectualité. Il procède de la leçon de Lacan et de sa formation de psychanalyste avec le groupe de Jean-Michel Vappereau. Il est donc un psychanalyste topologue, en particulier de la topologie du nœud, et à cause de ça son ouvrage porte en sous-titre : « Pour une nouvelle logique du nouage”.

Il faudra approcher la théorie de l’inscription et de la non-inscription, et aussi la théorie de l’enregistrement et du non-enregistrement. Nous y reviendrons.
Charley Supper fait une distinction entre sexualité, sur le mode binaire et sexuation, sur le mode ternaire. En fait, nous pouvons aussi distinguer entre sexualité et érotisme, en réservant le binaire et la linéarité – c’est à dire la circularité – à l’érotisme.
La sexualité, terme inventé par Freud (avant il y avait seulement la sensualité) est trop intellectuel pour le ranger presque à côté du fantasme.
Mais la distinction faite par Charley Supper reste et indique surtout la distinction entre les modes de fonctionnement binaires et ternaires. Charles Sanders Peirce était aussi sur cette piste et il a donné une grande contribution à la tripartition du signe.
Voici l’importance du « trois » pour Charley Supper : « Le trinitaire donne accès au Tout qui est dans chaque partie » (107). Aussi le tout comme pléonasme, comme partie du rien.
Approchons le sens de la recherche de l’auteur.

« Ce qui est écrit, l’illettré n’y a pas accès parce que lire, s’est se lire et que pour se lire, il faut s’être répertorié dans le catalogue du sexué, ce qui signifie autre chose que d’être inscrit dans un sexe ou dans l’autre, le bon et le pas bon » (10).

Comment lire ? Comment se lire ? Ou bien, comment lire son propre cas ? Il faut que les choses s’écrivent : ceci est le catalogue (avec son paradoxe) du sexué. Le sexué est ce qui de l’expérience s’écrit de façon indestructible, ineffaçable, au niveau même de l’inconscient. Telle est la trace originaire, qui n’est pas la trace d’origine perdue et à retrouver. Pas le rêve de la trace mnésique. Pas de méta mémoire.
Curieux que l’accès à l’écrit passe par l’écriture, telle est l’inscription. Tandis que l’inscription sans écriture serait un scellé mystique ou simplement gnostique, que certains auraient et d’autres pas.
Nous pouvons dire qu’il y a inscription syntaxique, et c’est le registre auquel se réfère Charley Supper ; mais il y a aussi inscription phrastique et inscription pragmatique.
Le ternaire auquel fait référence Charley Supper est aussi celui de la tripartition fonctionnelle du signe : fonction de refoulement, fonction de résistance et fonction temporelle. Fonction du zéro, fonction du un et fonction de l’intervalle.
Plus qu’être répertorié dans le catalogue du sexué, il est question de l’instauration de l’écriture syntaxique. Certes, nous pouvons prendre la trinité : “nom, signifiant, Autre” ; ou la trinité “zéro, un, intervalle” ; ou encore celle que Charley Supper, tout comme nous, ne récuse pas à employer, “Père, Fils et Saint Esprit” pour dire que tel registre est celui de la sexuation. C’est en ce sens que Charley Supper écrit qu’il n’est pas question de s’inscrire dans un sexe ou dans l’autre. Il n’est pas question de se ranger entre papa et maman, sans l’Esprit, ce qui serait une formulation de l’absence de rapport sexuel, énoncée en clair par Lacan. Il n’est pas question de s’inscrire dans une case de l’ordre phallique global.
L’inscription advient sans opposition ni adhésion au système binaire, mais vient droit de la croyance dans l’existence de l’arbre de la connaissance du bien et du mal.
Nous lisons autrement ce que Charley Supper énonce avec les acquis intellectuels de Lacan et de Vappereau.
Être répertorié ou ne pas l’être ? Quel est ce répertoire sans rapport à l’être, sans plus d’ontologie ? Comment fonctionne-t-il ce répertoire syntaxique ? Selon le mode de la fonction du refoulement. Et donc un acte ne peut pas garantir un autre acte : un enregistrement est presque un trait d’écriture syntaxique, et il n’est pas garantie en soi.

La question n’est pas d’avoir accès à la lecture parce que l’accès est un aspect de la fonction du non-de-l’avoir. Le refoulement seul en est l’accès. Ou bien le zéro, le nom, le père fonctionnent dans la parole ou alors s’instaure la croyance d’avoir ou pas l’accès, et aussi d’être ou ne pas être. Question d’autorité et non d’autorisation, qui vire toujours sur la piste du tore, celle d’un certain ordre rotatoire.
Le non-enregistré selon Charley Supper est pour nous une tentative de supprimer la fonction de refoulement au bénéfice du nom du nom, du zéro du zéro, du père du père. Métanom, métazéro, métapère : aspects de la croyance dans le métalangage. Dans la mathématique cela donne la croyance dans le métalangage, aujourd’hui enseigné en Italie, à partir de la chair qui était celle de Péano à Turin. La sexuation a l’allure de l’ordre symbolique, qu’il soit du père ou de la mère. Dans la proposition théorique de Charley Supper la sexuation fait nœud, et pas n’importe lequel, mais celui du nœud borroméen qui a tant tracassé Jacques Lacan.
Oui, la sexuation ternaire de Charley Supper ne se refait pas sous les aspects de deux ordres symboliques complémentaires, tels qu’ils se présentent en psychologie comme le masculin et le féminin. Il y a l’exigence dans le texte de Charley Supper que quelque chose tienne et que la vie ne soit pas la longue glissade d’une métonymie. Il faut que la fonction fonctionne ! Et pas seulement celle du refoulement. Il faut aussi que l’écriture phrastique fonctionne et au croisement de ces deux écritures il faut l’écriture pragmatique, qui est l’autre face d’une logique non analogique (20). C’est à cette logique, qui est une topologie lacanienne, que fait référence Charley Supper. Peut-être que la topologie répond à une impasse dans la lecture du simple élément “A”. La “lettre”. Charley Supper s’interroge sur la fonction symbolique de “A” (20) et il fait une tripartition de la lettre selon les trois registres de Lacan, et donc : lettre imaginaire, lettre symbolique, lettre réelle.
En particulier, Charley Supper écrit : « il y a dans le cas du fonctionnement de la lettre une nécessité de faire référence à une négation pour la faire apparaître.

C’est cette négation (ou place vide) qui tient le chaînage de la liste du catalogue comme cohérent » (21).
Il n’y a pas dans le texte de Charley Supper une théorie explicite du non-A : un signifiant refoulé revient comme nom adjacent à un autre signifiant. L’impossible topologie du refoulement, qui s’appelle topologie du sujet depuis Jean-Michel Vappereau, découvre le vide comme ce qui tient (23). Le vide symbolique ? Le zéro, qui vient de l’arabe sifr, traduction de l’indien sunya, c’est-à-dire le vide, bien qu’aujourd’hui en Inde il ait pris aussi la signification de zéro.

Notre hypothèse est la suivante : il semble que l’approche topologique cherche une voie pour obtenir un bout de réel qui n’a plus rien à voir avec la circularité du sujet, ce que Lacan appelle un certain ordre rotatoire, propre aussi à la chaîne signifiante. En fait Lacan a cherché à s’en sortir en multipliant par trois, et puis par quatre, l’ordre rotatoire, bien que d’une façon plus difficilement représentable. Mais il n’y a pas d’échappatoire à la fonction du vide qui opère dans le zéro et même le chiffre (zéro et chiffre ont la même étymologie). Il n’y a pas d’accès de l’accès, hypothèse maintenue par la notion lacanienne de forclusion. Ceci dit, et cela étant notre hypothèse, nous avons choisi de faire une grande partie de lecture de l’itinéraire topologique en psychanalyse, qui tient asymptotiquement à la question de vie. La topologie n’est pas égarée comme la plupart des disciplines humanistiques ou scientifiques. Elle n’est pas à côté de la plaque : elle fourni la topologie de la plaque et de l’interface avec le vide et ce qu’il y a derrière : le souvenir-écran… En d’autres termes, nous lisons la topologie comme une logique mathématique non analogique (23), sans pourtant en faire tout bonnement une logique de vie. Il y aurait donc ce qu’en topologie même on appelle une homologie. Alors, nous pouvons maintenant écrire l’énonciation de Charley Supper : « L’illettré ne veut pas de la féminité symbolique » en d’autres termes : « L’illettré ne veut pas du refoulement ». C’est un cas de refoulement du refoulement. Masculin et féminin sont pour nous des masques dans le carnaval de la vie.

Nous n’avons pas besoin de lire autrement la formulation suivante de Charley Supper : « L’illettré reste dans la métonymie du sens à quoi aucune métaphore ne vient faire butée » (26). En ce sens le déchiffrage est un ratage du chiffre. Sans le zéro, l’illettré tente de déchiffrer un texte, sans espoir. Lire n’est pas déchiffrer. Mais pour la gnose, enseignée à l’université comme théorie de la connaissance, oui ! En quel sens ? Lorsque le névrosé ou le psychotique (c’est-à-dire tout le monde) causent, il en ressort une cosmogonie à partir de chaque détail. Le verbiage du nom du nom, cela même pour ceux qui ont accès à l’Autre de l’écriture et de la lecture. Entre un illettré et un lettré, entre un bon causeur et un bègue, la vérité n’est pas encore en jeu ; et c’est seulement à partir de l’instauration de la fonction du refoulement que des témoins peuvent risquer de faire une légation, comme le faisait le secrétaire florentin, Niccolò Machiavelli. L’abord topologique se présente comme intéressant là où l’analyse de la recherche du Tout révèle l’obligation de sacrifier ce qui fait trou imaginaire (“lui-même chez l’illettré”, p. 28). Il est comme la sentinelle de l’impossibilité de vider le vide, de refouler le refoulement. Charley Supper emmène son analyse de l’illettrisme jusqu’au nazisme, et au-delà jusqu’aux tenants de la planète globale. Il y a dans l’écran de la survie – qui s’appelle discours de la mort – une identité de substance qui se retrouve dans les événements les plus disparates.

La logique non-analogique de Charley Supper rejoint la logique chiastique (mot composé entre chiasme et Christ du théologien Christian Pagano), quand il dit : « La nécessité du registre symbolique fait de l’abord de la langue un système sexué, c’est-à-dire trinitaire n’en déplaise à ceux qui sont allergiques à l’Esprit Saint » (30). Logique ironique comme celle de Paul : en Christ il n’y a plus d’homme et de femme, de gentil et de juif. Non “homme ou femme” (c’est-à-dire sexué !)” (31). Le nœud borroméen, Charley Supper l’utilise pour s’engager hors du binaire en donnant la primauté au qualitatif et non plus au pur quantitatif (31). Mais le péril est alors de se retrouver avec un impure quantitatif. Nuances. Du deux au chiffre la quantité devient qualité, cependant que le hors-binaire peut se révéler être un dedans ; alors même que dedans/dehors apparaissent comme les deux figures de l’ouverture. Du travail des coupures sur le nœud borroméen, Charley Supper tire des implications pragmatiques – particulièrement en ce qui concerne la coupure signifiante – implications qui visent le fonctionnement du nom plus que la division du signifiant de lui-même. Pour l’essentiel nous nous trouvons dans une homologie de structure : « il y a similitude de fonctionnalité entre la coupure mathématique et la coupure signifiante » (42). Il y a encore le “comme” qui se trouve dans la célèbre formule de Lacan : « l’inconscient est structuré comme un langage ». Nous ne sommes pas encore à l’identité déclarée. « La dérive du discours social est ici directement mise en cause dans le problème de l’illettrisme » (45). « Mais n’oublions pas que la critique ne fait que renforcer ce à quoi elle s’attaque et continuons plutôt notre labeur » (46). Voilà, c’est le labeur de Charley Supper qui nous intéresse : sa logique et sa politique, comme chez Dante, c’est l’autre voyage qui compte et non la bête qui semble l’empêcher.

Charley Supper est dans un itinéraire peu battu par la multitude. Si Peirce avait la sensation d’écrire seulement pour le correcteur d’épreuves, Supper a l’impression d’écrire dans le désert (46).

Voici des définitions de l’illettré venant d’une clinique de l’écoute. « L’illettré est dans l’éros, il collectionne, il entasse, il veut rassembler pour pouvoir commander aux choses » (46). « L’illettré veut voir les choses » (47). « L’illettré essaye de vivre hors des limites symboliques refusant ainsi l’Autre de la lecture ! » (47). « L’absence de l’inscription symbolique comporte l’inscription sur le corps, qui devient support imaginaire de toute marque non symbolisée » (48). Le tatouage comme emblème d’appartenance. Une pratique addictive entre d’autres : l’alcoolisme, la boulimie… Voilà ce qui pour nous est une formulation très intéressante du refoulement : « Il y a là une place absente de la représentation, vide à jamais et opérante de ce qu’aucune marque ni inscription ne s’y puisse substituer » (49). Pas de refoulement du refoulement, pas de syntaxe de la syntaxe. Et donc non seulement pas de métalangage, mais aussi pas de méta-refoulement, en d’autres termes pas de forclusion, à moins de lire la forclusion comme le refoulement même. Notre lecture a acquis celle de l’Exode : il n’y a pas de représentation. Il n’y a pas d’ontologie, il n’y a pas de phénoménologie. La visio d’Augustin pose la question de la semblance, de la dimension de l’image irréductible à celle de l’imaginaire. L’arbre de la gnose est introuvable dans le jardin, sans topos… parce qu’il n’existe pas, sinon comme hypothèse chimérique. Cette place absente de représentation se spécifie dans les propos de Charley Supper comme « l’endroit où l’inscription symbolique est marquée en creux, en négatif » (49). Mais, nous insistons, il n’y a pas cet endroit comme un lieu fixe quelque part. La recherche désespérée de cet endroit – le lieu du père, du nom, du zéro – comporte la fixation dans quelque endroit du corps du nom totémique, de l’animal dans l’animal, par exemple dans le cancer.

« L’inscription en négatif sur un support d’absence » (49) est une estafette sur la voie de la syntaxe. Et le texte – ce qui reste de l’expérience – est une restitution en acte et non pas un trésor déposé quelque part dans l’inconscient comme un sac. Restitution sans pour autant être le supplément d’une inscription primordiale perdue, comme le suppose Jacques Derrida en lisant le Phèdre de Platon.

« Ce vide dont nous parlons est le vide absolu » (54). Oui, il n’y a pas de solution au refoulement. Absolu est sans solution. Mais la place vide qui devient zéro, déjà dans la science des nombres indiens, est une fonction. Chaque fois la fonction du zéro aboutie au symbole. Chaque fois la fonction du Un aboutie à la lettre. Et dans l’intersection du symbole et de la lettre, l’intervalle, la fonction vide aboutit au chiffre. Qualité, qui semble presque pouvoir se toucher, comme indique l’étymologie de “contingence”. Il existe aussi un troisième vide, celui du point. Le point vide, le point d’abstraction. Point qui n’a rien d’euclidien. Par contre le point plein est celui que tout le monde voit, il est le point de vue, dans ce cas sans pulsion, cher au relativisme (il faudrait dire au solutionnisme) et non instance de l’absolu, absence de compromis entre la vie et la mort. L’illettrisme est une tentative de maîtriser la fonction de zéro, en ce sens que : « l’illettré, lui, ne parvient pas à présentifier l’absence et il n’à d’accès qu’au manque imaginaire, lequel est mortifère, c’est-à-dire créateur d’une angoisse dont il ne sait d’où elle lui vient » (54). Une telle angoisse est comme la sentinelle de la question de la vie – dans ce cas – de l’illettrisme. Pas de guérison (articulation et dissipation de la représentation du symptôme) sans l’instauration dans la parole de la fonction de refoulement. Charley Supper dit cela en d’autres termes lorsqu’il note que le vide symbolique « une fois enregistré dans les instances de la sexuation, est synonyme d’un plus de vivre » (54). Le zéro est aufhebung, fonction d’augmentation, de croissance, de levure, tel que cela se manifeste pour la vie – non la survie – de presque tous, comme un “plus de vivre”. Il y a là aussi une beauté qui dépasse les bornes des canons esthétiques sociaux. Est-ce que, du vide au trou, nous pouvons entendre autrement la leçon de Jacques Lacan ? La plupart de ceux qui lisent le texte de Lacan le font en voulant rester fidèles à sa démarche, et donc ces lecteurs ne peuvent que rester “lacaniens”, en courant le risque aussi de se faire une image de Lacan à leur propre ressemblance. Nous ne parlerons pas ici de ceux qui font semblant de le lire. Par contre, dans son analyse du discours social, Charley Supper nous fait rencontrer ce qu’il appelle « faire l’économie du trou symbolique », ce qui est une très belle définition de la pseudo-vie, la vie parallèle, celle qui est asymptotique et ne rejoint donc jamais la vraie vie…

Charley Supper en passe par la double négation, par une reformulation de la « négation de la négation » hégélienne. La double négation symbolique c’est comme un double zéro. La « négation de la négation » du symbolique ne consiste pas dans le fonctionnement du refoulement. L’algèbre du refoulement n’obtient jamais son instauration. La double négation symbolique n’est pas la fonction du non-A, ce non-un qui est le zéro. Charley Supper signale, sous réserve de lecture ultérieure, le non-A en mathématique. « Tout point n’appartenant pas à l’ensemble A sera répertorié ’Non A’ » (66). Et bien, le symbolique de Supper (72) est la fonction du non-A. Ainsi la double négation symbolique, comme articulation de la négation du symbolique dans le refus de l’illettré, reste imaginaire et c’est justement cet aspect « Toute-vérité » qui mène au révisionnisme et au négationnisme (72). « L’illettré colle à la réalité en essayant d’en cerner le réel » (73). Il est dans une prolepse du faire, c’est-à-dire de la politique des choses. L’illettré est pris dans une échappatoire du zéro et pour cela il devient lui même le zéro. Cette mise à zéro ne va pas sans contretemps, ou contre-pas ni contre-pied. L’illettrisme est ce contretemps. « L’illettré n’est pas sans rapport à la paranoïa » (79). « L’illettré, lui, est dans l’unaire » (79). Sur une ligne droite qui à l’infini est un cercle.

« L’illettré n’est abordable, pour atténuer son symptôme, que du côté de l’ambiguïté oraculaire » (80). L’interprétation joue sur l’équivoque. L’illettrisme passe « du registre de l’épreuve (trinitaire) à celui de la nécessité d’avoir “les preuves” (binaire) de ce qui est avancé et qui sort de l’ordinaire » (86). L’épreuve extraordinaire a deux aspects : épreuve de réalité et épreuve de vérité. « L’illettré est atteint dans son identité » (87). C’est une chance. Le lettré n’a pas cette chance. « La coïncidence (imaginaire) essaye vainement de remplir le même office que la coupure symbolique » (89). Le symbolique est en absence de représentation. Par contre, « l’interdit d’un certain mode de la représentation » (89) est imaginaire. Absence de représentation et de substantialisation. (90). Dans ce cas, le maintien de l’hypothèse de l’illettrisme est absurde. L’illettrisme comme beaucoup d’autres concepts se joue ainsi : « On voit bien qu’il suffirait d’un rien pour que ça marche » (90). « Le métalangage, tout comme l’ontologie, c’est une tentative de faire du Tout avec le langage » (98). Charley Supper cite une formule de Lacan qui reste encore et toujours à lire : « ce qui est forclos dans le symbolique réapparaît dans le Réel » (99). Le passage de la mort symbolique (104) advient dans chaque errance du nom, de telle façon que le non-de-l’avoir tue toute survie imaginaire. « A n’est pas égal à A. Il y a un reste, c’est cela la différence ! » (104). La fonction de résistance est la fonction de A et surtout il y a en jeu la résistance à l’identité. Oui, « L’ontologie est un pur fait de non-discours, qui vient de la non prise en compte de ce que nous sommes des êtres parlants et parlé par le langage » (105). « De n’avoir pas accès au “Un en plus”, l’illettré se retrouve inscrit comme en moins, “un” en moins, et du coup il a le sentiment d’être “en trop” » (107). « Ce “+1” n’est pas sans rapport à l’unité de Dieu en ce sens qu’il est infini, toujours égal à lui même sans qu’on puisse lui retrancher ou lui ajouter » (107) : c’est du côté de l’infini actuel de Cantor qui, en craignant l’intolérance de l’Eglise, le consigne à la propriété de Dieu. « Le Un symbolique n’apparaît qu’après le Trois » (108). Et il procède du Deux en procession du zéro (Freud disait que le refoulement est plus ancien que la résistance). « Il n’y a pas de nombres au delà de trois ! » (108). Pourtant, il y a le cinq, les logiques de la parole, et le dix, le chiffre. Ce qui fait que deux plus deux fasse dix et non plus quatre. La quaternité, qui vise la quadrature du cercle, est spiritualiste, comme chez Jung. Ceci pose la question des quatre discours de Lacan et aussi du nœud borroméen à quatre ronds auquel abouti Lacan dans le séminaire Le sinthome. Et aussi le principe du quart de tours, à faire jouer aux discours lacaniens et à certaines figures topologiques (voir pp. 115-118). Qui est l’auteur du quart de tours ? Quel est le premier moteur rotatoire ?

« L’illettré, lui, n’as pas le code pour démêler les signes qu’il lit » (119). Bien sur il n’y a pas de code. Le symbolique n’est pas un code. Certes nous pouvons écrire d’une autre façon la lecture de Charley Supper. Le refus du symbolique (l’illettré refuse d’apprendre… p. 119) comporte la croyance dans le code, ce qui ne va pas sans émotions : « La longue liste de mort des deux lignées d’idiots qui nous ont engendré et qui réclament d’être encore dans le discours qui est le notre, à défaut de quoi ils viennent nous tirer les doigts de pieds la nuit » (119). « Avant le passage de la mort symbolique, qui correspond à l’enregistrement-oui de la sexuation, l’illettré n’a pas accès au sens de la lettre » (121). Dans ce sens, la mort symbolique est plus parricide, zéro dans sa fonction de refoulement, que pulsion de mort, laquelle n’est pas l’instinct de mort mais permet à la vie de s’inscrire dans la pulsion. L’enregistrement-oui est dans notre lecture l’instauration de la fonction du refoulement, qui trouve sa garantie dans l’instauration de l’objet de la pulsion. C’est l’élément comme objet. Pas de passage de la mort symbolique mais fonctionnement du non-de-l’avoir, tel est le psychodrame de la mort symbolique du moi imaginaire. La différence des sexes avec l’homme (noué) et la femme (non nouée) (123) est une mise à jour d’Aristote. Et l’enregistrement est ce qui rend phallique le royaume de la Lettre. Dans le sens que l’enregistrement de l’inscription symbolique de la sexuation fait de chacun quelqu’un comme les autres. Les lettrés. Les stéréotypes comme copies du prototype, à savoir le Ur-type. La question est posée de « quel lettrisme s’agit-t-il? » et non seulement de « quel illettrisme ? ». Se lire zéro comme l’illettré (132) ou se lire un comme les lettrés c’est une façon de participer à l’alphabétique sociale. L’illettré a une chance en plus à lire autrement les choses, là où les lettrés, eux, ne l’ont plus. L’illettré « est dans la recherche imaginaire des origines. Il veut le fin mot de l’histoire avant de commencer à lire » (132). Par contre la position des lettrés est pire : ils ont le fin mot de l’histoire, sans besoin de rechercher les origines, parce qu’ils sont depuis toujours dans l’origine. Tel est le racisme quotidien de la multitude, celui-là même de la bonne conscience de Heidegger et de Schmitt. Et bien sûr, l’illettré consacre le lettrisme !

En prenant un rond du nœud borroméen et en tenant compte de la propriété de la droite infinie dont les extrémités se rejoignent à l’infini, comme un cercle, Charley Supper donne la formule du cas : « L’illettré reste coincé dans cette droite infinie dont il recherche les points derniers des extrémités » (136). Les astrophysiciens avec le big-bang et le trou noir font la même chose, et donc ils font partie du front de l’excès imaginaire. Cette recherche est « la cause du phénomène de l’addiction. Toujours, après un point dernier, il y en a un autre, comme dans la suite des nombres entiers quand on veut citer le dernier.
Ce domaine de l’addiction n’est pas spécifique à l’illettrisme, c’est le même qui sévit dans tous les domaines concernés par l’excès imaginaire : la drogue, les tatouages, les cigarettes, le piercing, la boisson, le sexe » (136).
Pour Charley Supper « le plus important étant de franchir cette « mort symbolique » pour laquelle il y a de toute façon un prix à payer » (137). De la perte imaginaire à la perte symbolique. Mais franchir ou ne pas franchir reviendrait encore aux bonnes ou mauvaises intentions du moi. La mort symbolique est le franchissement, l’accès : sans plus de syntaxe de la syntaxe, c’est-à-dire un enregistrement indélébile. L’instauration de la fonction symbolique n’est pas une installation définitive. Mais là où la fonction de zéro fonctionne, le trou bordé du cercle qui est le symbole du zéro ne demande plus à être comblé. Et dans l’instant cesse l’effort de Sisyphe, et son rocher se dissout. Par contre, chaque tentative de maîtrise et de contrôle comporte la résurgence de Sisyphe.

La tentative de l’illettré de maîtriser les mots, tout comme celle du lettré, peut à chaque instant être rendue vaine. Question de projet et de programme de vie, que Charley
Supper ne mentionne pas dans son livre.
En bref, quand quelque chose qui est énoncé depuis un projet et un programme de vie vient à être écarté, c’est la trinarité fonctionnelle qui est réduite à la logique binaire de la ligne droite laquelle, à l’infini, est un cercle. C’est bien le cercle magique duquel Freud dit que chacun le forge avec ses propres mains. C’est-à-dire que si l’illettrisme en tant que question devient le cas de l’illettré, c’est parce que son projet et son
programme de vie s’achèvent imaginairement dans l’illettrisme même : « Pour l’illettré, les mots sont en souffrance comme lui, de ce qu’ils refusent de se laisser voir dans le début et la fin de temps.
C’est cette démarche acharnée et vaine qui représente pour lui quelque chose d’essentiel à sa vie et qui prend tout son temps : voir tout ! » (138).

L’illettré est « dans la maîtrise, dans une tentative de maîtriser les mots » (139).

Une non-acceptation du féminin comme métaphore du vide symbolique sert seulement à indiquer la fonction du refoulement, du zéro, du nom, dans leurs deux versants : l’innommable et l’anonymat. Et les femmes sont l’indice de l’anonymat du nom. Don Juan en abandonnant le refoulement obtient soit le convive de pierre, soit le catalogue de femmes. Nuances ? Mais comment passer de l’illettré à Don Juan ? Charley Supper établit des ponts plus importants : « le sujet de cet ouvrage aurait pu traiter de n’importe quoi d’autre que l’illettrisme sans qu’il eut été nécessaire pour autant d’en changer un mot ou une virgule » (142). En fait, mis à par quelque détail non sans importance, l’analyse serait valable autant pour le bégayement et pour le paganisme, que pour l’anorexie et pour le totalitarisme… Pourquoi ? Parce que le refus du refoulement, tout comme son acceptation, est à la base de chaque discours parallèle qui survit sans la parole originaire, laquelle d’ailleurs est ineffaçable et déploie ses sentinelles : les symptômes. C’est pour cela que la voie de l’articulation du symptôme est la méthode de l’analyse.

L’apport essentiel de l’approche de Charley Supper réside dans la lecture intellectuelle de la question de l’illettrisme, dans une distance infinie envers la non-lecture, qui est substantielle et mentale, du discours courant, qui cherche à lutter contre la maîtrise et le contrôle des mots et de la vie entière : voir tout !
En plus, la lecture de l’illettrisme faite par Charley Supper est une contribution à la lecture du métadiscours social, et donc il rend vaine sa tentative d’emprise supplémentaire sur la vie. Les nuances que nous introduisons dans la lecture du texte de Charley Supper vont en
direction de la qualité et non de la petite différence entre quantités.


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Charley Supper, de formation juridique, il devient psychanalyste à 37 ans, après une longue psychanalyse didactique.
Il est membre de « Dimension de la Psychanalyse », de « Topologie en Extension » et membre fondateur de « LITURATERRE » : Groupe psychanalytique européen de recherche et de formation sur les causes de l’illettrisme.
Il est aussi topologue (recherche en mathématiques non-analogiques, appliquées à la psychanalyse), enseignant spécialisé (du théâtre anglais de Shakespeare à Nanterre dans une école expérimentale) et consultant (pour différentes associations s’occupant de handicap mental ou d’insertion sociale : toxicomanie, alcoolisme…).

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Giancarlo Calciolari, direttore di « Transfinito »


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